Chronique du quinquennat

Un déjeuner avec Nicolas Sarkozy
EMMANUEL DE WARESQUIEL historien.

Libération 20 septembre 2011

J’arrive un peu en retard, mais le Président n’est pas encore là. Une dizaine de personnes autour de la table, chacun devant sa place. Personne ne parle. Il n’y a là que des historiens, d’ailleurs c’est un déjeuner d’historiens organisé par le conseiller culturel de la présidence, Camille Pascal. Je me demande, en attendant Sarkozy, pourquoi j’ai été invité étant donné les articles peu amènes que j’ai publiés sur lui. De mon côté, mes goûts d’anthropologue, ma passion pour l’observation du pouvoir l’ont emporté.

L’huissier annonce le Président. Nous sommes au garde-à-vous. Il arrive. Poignées de main rapides à chacun. Nous distingue-t-il bien les uns des autres ? Il m’a pris pendant un certain temps pour le biographe de Clemenceau ce qui est me faire trop d’honneur, je ne suis pas sûr non plus qu’il ait eu envie de savoir ce qu’est un historien, mais je me suis vite aperçu que là n’était pas le sujet.

Mes réflexions sur l’enseignement de l’histoire, sur la prétention abstraite et floue des nouveaux programmes du collège et du lycée n’ont pas l’air de lui plaire. Nous sommes tenus de laisser cela à des commissions de spécialistes et puis sans transition, une longue tirade sur la délinquance à l’école, sur les centres d’éducation renforcée, sur les violeurs qu’il connaît - il en a croisé un hier qui a refusé de lui serrer la main.

J’aborde la question un peu sensible des rapports de l’histoire à la politique, du travail de l’historien qui n’est pas de dire le bien mais de faire l’apprentissage de la complexité et du pessimisme. Il n’y a rien de plus évident qu’un événement lorsqu’il est advenu. A l’historien de faire la part de l’écheveau des possibilités, de la contradiction ou de la dissonance des choix qui l’ont précédé. Pas de réaction là-dessus mais on parle des commémorations du 11 Novembre et du souhait du Président d’en faire le jour anniversaire de tous les morts pour la France.

D’autres parlent comme à tour de rôle, Christophe Prochasson sur la Révolution, Stéphane Audoin-Rouzeau sur la Grande Guerre, sur le Rwanda et la responsabilité de la France dans le génocide de 1994. Sur la Révolution, le Président a une réflexion que je partage. Il évoque le double héritage de l’Ancien Régime et de la Révolution, ces Français qui aiment les rois parce qu’ils savent qu’ils peuvent leur couper la tête. Moi : «Vous décrivez des schizophrènes.» Lui : sourire. Puis, il s’emporte sur la Révolution. Il y a la bonne et la mauvaise révolution, celle qui se termine avec les «bouchers» et le procès de Marie-Antoinette - dont le buste se trouve dans le salon qui jouxte la salle à manger. J’essaie de dire qu’il me semble que la Révolution est un tout, que 1793 est contenu dans 1789.

Mais le sujet n’est pas là. Plutôt dans l’extraordinaire mise en scène du Président par lui-même. Il parle beaucoup, il est séduisant, il semble heureux d’être là, il veut nous convaincre de son pouvoir et de son humanité tout à la fois. Je suis étonné de ses digressions à la fin du déjeuner sur sa belle-famille, sur Carla, sur l’Italie des lacs qu’il connaît bien. Il passe à Stendhal et à la Chartreuse, dit aimer le comte Mosca et mépriser Fabrice. J’essaie de suggérer que Stendhal a voulu aussi faire du merveilleux Del Dongo qui est à Waterloo sans le savoir, en se demandant toujours si c’est cela la bataille de ses rêves, une métaphore de l’histoire. Nous faisons de l’histoire disait Léon Werth comme les fous font leur folie et les malades leur maladie. Le Président n’est pas à l’aise avec cette idée.

Sa vraie densité apparaît lorsqu’il raconte son action politique. Il appartient à la toute petite communauté internationale de ceux qui décident. Il dit des choses assez personnelles que je ne m’attendais pas à entendre. Il parle de son voyage à Moscou alors que les chars russes étaient sur le point d’entrer à Tbilissi en Géorgie, de sa négociation avec Medvedev -si je viens, vous arrêtez les chars -, de l’arrivée inopinée de Poutine, un fou qui ne pense qu’à faire pendre le président de la Géorgie, de sa désapprobation et de son départ en signe de protestation.

Finalement, les chars ne sont pas entrés à Tbilissi. Il y a chez lui l’envie de prouver que d’histoire, il n’y a que lui. La position de la France n’a jamais été aussi en pointe, à l’Otan, au G20, etc. Les Américains n’étaient pas là lors de la crise géorgienne après y avoir poussé. Il aime bien les Américains, mais enfin ce sont des gens qui chaussent du 62 et demandent à leur voisin européen pourquoi diable leurs petites chaussures se trouvent être par hasard sous la leur. Il parle longuement du «printemps arabe». Il n’a pas su prévoir les événements de Tunisie, d’ailleurs les diplomates ne font pas leur travail. Il a de l’affection pour Moubarak. Les manifestants de la place Tahrir, c’est le Café de Flore à Saint-Germain-des-Prés. Il y a 80 millions d’Egyptiens. Ou étaient les 40 millions de paysans de l’Egypte rurale ?

La guerre de Libye, c’est sa guerre. Il est le premier Européen depuis Lawrence d’Arabie à être intervenu avec succès pour les libertés arabes, la démocratie arabe. Lawrence est visiblement un fantasme présidentiel. Connaît-il le contexte de la révolte arabe à la fin de la Grande Guerre, et le désaveu des puissances ? A-t-il lu les Sept Piliers et la Matrice. Je pense à tout cela en silence - décidément l’histoire lui échappe, une certaine sensibilité au temps aussi, aux contradictions humaines - mais j’apprécie son enthousiasme. Un historien du Maghreb lui fait part de son pessimisme, évoque les risques islamistes. Il en convient. Mais il a empêché le massacre à Benghazi. Il en est fier. Kadhafi est un fou, il le pense depuis 2007 et l’a reçu pour sauver les infirmières bulgares. C’était le «deal». Il veut de la diversité dans le monde arabe. Des religions qui cohabitent. D’ailleurs, il a toujours été attentif aux questions religieuses, il a écrit un livre là-dessus. Chirac n’y a rien compris.

Il parle volontiers des autres présidents. Il aime Pompidou parce que Pompidou aimait sa femme. Il aime Pompidou, sa solitude, sa tristesse. Pas d’hypocrisie, du bon sens chez Pompidou, il était humain, celui-là. Pas comme Mitterrand qui ne l’a été qu’à la fin de sa vie, devant la mort, et surtout pas comme le Général qui se prenait pour la France. Lui ne se prend pas pour la France, il fait le «job» et il le fait bien. Il aime sa femme, il va avoir un enfant, il est fier de son fils de 17 ans qui vient d’intégrer une grande école militaire aux Etats-Unis.

Avec lui, il n’y a pas de double corps du roi. Il est un simple particulier qui fait le job. Nous sommes des témoins de plus en plus silencieux au fur et à mesure que se prolonge ce déjeuner. Que faisons-nous là, nous autres historiens ? Le Président bouge beaucoup sur sa chaise. Il a l’air plus jeune, plus fluet, plus bronzé que sur ses photos. Il a refusé le dessert diététique qu’on lui a présenté pour prendre deux fois de la glace. C’est signe qu’il était détendu, qu’il avait envie de prolonger ce moment avec nous. Une petite visite du rez-de-chaussée et nous sommes sortis par le grand portail de la rue du faubourg Saint-Honoré, le portail des invités du Président. C’était un déjeuner informel. Nous sommes tenus de rester discret sur certaines choses. Je rentre à pied jusqu’à la rue Jacob. La vie continue.