Chronique d'un temps si lourd

Horreurs

Tout a été dit, ou presque, sur ces exactions ignobles qui firent des adultes laisser des adolescents et des enfants pousser des cris de gueunon à la seule évocation de Ch Taubira. 1 On aurait aimé réaction plus digne et plus péremptoire, notamment des pouvoirs publics tant la ligne rouge de l'ignoble a été franchie. Elle ne vint pas - ou si discrètement ...

J'aurais voulu écrire la stupeur et le dégoût ; la honte surtout. On pourra toujours - on le doit - faire l'analyse politique de ces exactions et s'interroger sur ce retour tant craint mais tellement présent du racisme ordinaire. Sans doute la radicalisation du discours politique en favorise-t-elle l'expression - radicalisation suscitée à la fois par la gravité de la crise, la faiblesse de l'exécutif et l'incapacité à dessiner quelques perspectives d'avenir.

Je sais juste, pour l'avoir essuyée parfois ; je me souviens encore pour l'avoir éprouvé souvent, combien l'expression du racisme toujours me laisse pantois, interdit, et me plonge dans une insondable tristesse qui me tait et me biffe. Comment expliquer qu'au lieu de réagir, hurler, pourfendre ou au moins répondre, le voisinage de la fange me laissa si souvent comme paralysé quand j'eusse dû me battre. Je sais trop, c'est Memmi qui me l'aura il y a longtemps fait comprendre avec netteté, combien le racisme est une machine de mots prompte à tout justifier, même l'indicible, mais combien surtout il n'est pas d'acte raciste possible qui ne soit préalablement passé par ce filtre de mots.

Les mots y sont désormais, même plus travestis, encore moins honteux ! oui, Taubira a raison : des digues sont tombées. Nous payons sans doute vingt ans de justifications paresseuses de nos rêves d'identité et de racines et l'arasement effréné de nos sociétés sous le prisme fallacieusement trompeur d'une mondialisation plus fantasmée que comprise.

Mais les mots manquent en même temps - si cruellement ! Où sont les intellectuels ? les engagés d'autrefois, trop hâtivement catalogués en organiques, si stupidement vilipendés pour leurs erreurs mais qui au moins avaient su, et s'y entétèrent, bramer, pourfendre et condamner ? où sont les appels à la conscience universelle ?

Quel silence assourdissant !

J'avais souri l'an passé d'entendre deux nonagénaires en appeler à la fois à l'indignation et à l'espérance en me demandant pourquoi ceux de ma génération seront demeurés si étrangement accablés de leur propre lâcheté ou soumission ; étais intrigué par la capacité de Morin d'espérer encore de l'improbable qu'il se produise nonobstant ce qui tranchait d'une abrupte ironie avec le millénarisme ambiant. Je m'étonne toujours, c'est vrai, des ravages quotidiens de cette soumission où se vautrent, sous la forme du discours technicien de l'expert, ou du soupir impuissant, tous ceux qui autour de moi assistent sans maudire à la plus vaste régression démocratique qui soit sous le fallacieux prétexte qu'il n'y eût rien à faire mais s'empressent d'obéir à la moindre injonction d'une technocratie d'autant plus fielleuse que douceâtre ; qui n'envisagent pas même de dire non, encore moins de le penser et sûrement pas de se révolter. Tout rêve éteint, toute dignité engloutie, sommes-nous véritablement condamnés à nous trahir sempiternellement ? Quel aiguillon pourra encore galvaniser notre conscience si même l'éveil du racisme n'y parvient ?

Cette lettre - émouvante - de C Angot dit l'essentiel :

Si nous n’avons rien dit, c’est parce que nous sommes touchés, atteints, meurtris, nous avons mal, nous sommes malheureux, nous souffrons de ces insultes qui nous sont adressées autant qu’à vous puisqu’elles mettent en lumière notre silence, et nous ne savons pas comment dire que malgré notre peau blanche on se sent piétiné, justement parce qu’on ne sait pas comment parler, nous ne savons pas nous défendre, nous sommes des singes muets, mais si nous étions des singes au moins nous pourrions leur faire des grimaces, nous n’avons même pas ce recours, nous n’avons pas envie de rire, nous n’avons pas envie de leur faire des grimaces, nous pleurons, pourquoi ne pas le dire, ne vous moquez pas de nous, aidez-nous, nous voulons parler, faites quelque chose

Arendt avait dit cet isolement : il est ici qui nous fit perdre tant notre honneur que le souvenir même de notre honneur. Au détour d'un cours, une phrase d'un étudiant, cruelle : mais vous qui nous appelez à réagir, que faites-vous ? Les circonlocutions ou les habiles esquives n'y peuvent mais : qu'avons-nous fait, nous, qui crûmes si naïvement qu'au moins la leçon de 45 avait été si peu que ce soit entendue ? que faisons-nous quand même nous sentons monter les vents putrescents et mugir les haines irréfragables ?

Combien de temps encore resterons-nous lâches et repus ?

 


1) lire et voir

2) A Memmi, Ce que je crois, 1985

Il nous faut admettre, en même temps, ces deux constats: le racisme est insoutenable, par n’importe quel esprit, même médiocrement doué, et il y a en nous quelque chose qui, presque malgré nous, nous pousse sous une forme ou sous une autre, à le soutenir. C’est contradictoire, embarrassant et assez terrible. Ce moteur inlassable, inusable, jusqu’ici en tout cas, j’ai proposé de l’appeler, d’un terme qu’il m’a fallu forger: l’hétérophobie ou la peur d’autrui. Ce malaise diffus devant les autres, il est aussi difficile d’en rendre compte que de l’amour d’autrui, avec lequel, heureusement, il coexiste. C’est un fait aussi dense, aussi inesquivable, complémentaire, comme s”il n’y avait guère de zone neutre. Une jeune femme essaye de me l’expliquer:« Tout homme me semble toujours prêt à porter atteinte à ma liberté, à mon intégrité … sauf l’homme que j’aime, mais alors il ne me semble plus exactement un homme.» En somme, il cesse d’être un inconnu différent et dangereux. Pourtant cette force, cette inclination à accuser autrui, à l’agresser, sous divers prétextes, nous la connaissons bien: nous en avons une très fréquente expérience, même si son contenu est confus, plus émotionnel que raisonnable. En gros, chaque fois que nous nous trouvons devant un individu ou un groupe différent ou mal connu, nous en ressentons quelque malaise. Dans une entreprise comme dans une armée; même au sein d’un clergé; ne parlons pas des artistes menés par leur excessive sensibilité. Notre inquiétude peut nous pousser à adopter des attitudes de méfiance et même de refus hostile. Lesquelles n’excluent pas, du reste, des sentiments ambivalents, d’attente et d’espoir: on le voit chez l’enfant, toujours prêt, à la fois, à prendre peur et à sourire (question classique; l’enfant est-il raciste? Evidemment non, il n’en possède pas l’argumentation, mais il est candidat à l’hétérophobie. ) On le voit dans le tourisme, où l’inconnu nous fascine et nous inquiète. C’est pourquoi certains philosophes ont pu affirmer que l’homme est un loup pour l’homme, et d’autres que l’homme est plein d’amour pour l’homme: chaque partie a exprimé la moitié de la vérité.
Plus grave: cette réaction, à base de peur et de concurrence, ne relève pas seulement du délire: elle a une fonction: elle fut et , en un sens, reste vitale pour l’espèce humaine. Pour survivre, l’homme a dû souvent défendre son intégrité et ses biens, et, à l’occasion, s’approprier ceux d’autrui, biens mobiliers et immobiliers, aliments, matières premières, territoires, femmes, biens réels ou imaginaires, religieux, culturels et symboliques. De sorte qu’il est à la fois agresseur et agressé, terrifiant et terrifié. Car, puisque chacun en fait autant, on ne sait plus où commence ce cercle infernal de la défense et de l’agression. Cela fait partie de notre histoire et de notre mémoire collective; et avons-nous vraiment changé depuis?
[…]
Ce refus terrifié et agressif d’autrui n’est pas encore exactement le racisme. Mais le racisme est une élaboration discursive, une justification de ces émotions simples. Il m’a semblé nécessaire de distinguer ces deux niveaux et de les nommer différemment. Sinon, personne n’avouerait son hétérophobie, avec laquelle nous devons pourtant composer pour mieux exorciser le racisme. Inutile de soupçonner et d’accuser tout le monde: sommes-nous tous racistes? Non, mais nous sommes tous exposés à l’hétérophobie. Le racisme vient se greffer sur ce fond commun et se singularise selon la tradition culturelle de chacun, et la victime occasionnelle qu’il rencontre. C’est la société, notre langage, notre littérature, qui nous proposent complaisamment des moules, des casiers déjà préparés où ranger nos émotions. Inquiets, malgré nous, devant un homme aux traits asiatiques, nous puisons spontanément dans les figures négatives de Chinois ou de Japonais que nous offrent la littérature ou le cinéma. Idem pour les Juifs ou les Arabes, ou même pour les femmes. Sommes-nous déroutés devant une femme? Les stéréotypes de la garce, de la vamp, ou même de la sorcière, sont aussitôt à notre disposition. Cet aspect conjoncturel, culturel, du racisme ne le rend pas moins dangereux, car nous le suçons, tous ou presque, dès notre première gorgée de lait, nous l’avalons avec nos premières tartines, à l’école et dans la rue, .dans les préjugés familiaux, dans les livres, les films, et même dans les religions. Mais si le racisme est social et culturel, l’hétérophobie est une donnée animale. Le racisme une misérable machine de mots pour justifier notre hétérophobie et en tirer profit. Discours aberrant et intéressé de l’hétérophobie, le racisme n’est qu’une illustration particulière d’un mécanisme plus vaste qui l’englobe.