palimpseste Chroniques

Un sursaut est nécessaire
Edgar Morin

LE MONDE du 30.04.2013

 

 

L'appel à la croissance de François Hollande a été la sonnette d'alarme qui a remis en question le dogme de l'austérité imposé par l'Allemagne merkélienne, le Fonds monétaire international (FMI), les économistes distingués (les mêmes qui n'ont pas prévu la crise de 2008).


Un an plus tard, l'austérité est de plus en plus fortement contestée, y compris par le FMI, mais le mot "croissance", utile pour contester l'austérité, est devenu stérile. La croissance ne peut être que très faible dans les pays à économie développée, même en période de prospérité. De plus, elle incite à continuer la course aveugle de nos économies, vouées à produire pour produire, consommer pour consommer. Non moins inadaptée est la compétitivité, qui accroît le chômage en réduisant les emplois, augmente le mal-être des travailleurs en les surchargeant de tâches hyperspécialisées, provoque stress, accidents, absentéisme, qui diminuent la compétitivité.


UNE ÉCONOMIE RENOUVELÉE

Notons un aveuglement : au lieu d'inciter à la réforme des entreprises, en remplaçant les hiérarchies rigides et les compartimentations par une organisation plus complexe (laquelle montre sa validité dans les entreprises qui en ont pris l'initiative), on continue à inciter à la compétitivité par la pire des voies.

Ici, nous touchons au coeur même du problème économique, qui est aussi l'un des noyaux du problème social et humain. Il est aujourd'hui possible d'ouvrir une voie nouvelle, en se souvenant du rooseveltisme, et en reprenant certaines de ses idées-clés (séparation réelle des banques de dépôt et des banques d'affaires, une réforme ici insuffisamment réalisée), mais aussi en transformant la relance rooseveltienne par une économie renouvelée.

Pourquoi renouvelée ? Parce qu'il ne s'agit nullement de reprendre un modèle étatico-bureaucratique ni de décréter la suppression du capitalisme, mais d'agir pour la régression du capitalisme. Il est prioritaire de lutter non seulement contre l'évasion fiscale et de promouvoir la suppression des paradis fiscaux, mais aussi, avec une taxe de style Tobin, de tendre à la suppression du pouvoir hégémonique de la spéculation financière. Telle était la promesse du candidat Hollande, qu'il ne peut mettre en exécution qu'en surmontant les multiples pressions subies.

Certes, la nouvelle politique économique refoulera progressivement l'empire du profit et, par là même, elle opérera la remoralisation nécessaire (pour laquelle des cours de morale ne suffiront pas). elle le fera selon trois voies en interaction.


UNE POLITIQUE DE LA CAMPAGNE

La première voie est celle du lancement massif d'une économie verte. Il s'agit de généraliser les sources d'énergie propre et renouvelable (qui ne se limite pas au solaire et à l'éolien) et de développer une urbanisation humanisée et une nouvelle ruralité salubre : une politique de la ville qui inciterait à généraliser les zones piétonnes et réservées aux transports publics, des grands travaux ceinturant les périphéries urbaines de parkings ouverts gratuits et les centres-villes de parkings souterrains. Cette politique favoriserait la mixité sociale, surtout dans les zones où se construiraient de nouvelles habitations. Elle traiterait le quasi-apartheid de la jeunesse des banlieues par de vastes "maisons de la jeunesse" (analogues à celles qui ont montré leur réussite à Rio et à Medellín), où les jeunes sont scolarisés, initiés à l'informatique, aux arts, et surtout reconnus dans leur dignité humaine. (Toute pensée politique de gauche doit se fonder sur le besoin de reconnaissance propre à tout être humain.)
Une politique de la campagne refoulerait progressivement l'agriculture industrialisée (qui tue et stérilise les sols sous l'accumulation d'engrais chimiques, abuse de pesticides, homogénéise ses productions) au profit de l'agroécologie et de l'agriculture fermière qui reconstituent la biodiversité. Elle réduirait rapidement l'élevage industrialisé, qui se fait dans des camps d'extermination pour animaux, les bourre d'antibiotiques, souille les nappes phréatiques, et nous donne de la viande insipide, voire malsaine.

Tout cela devrait être mis en liaison avec une grande politique de santé publique qui comporterait le contrôle permanent de l'industrie pharmaceutique, dont des scandales successifs révèlent que le profit du malade est souvent dominé par le profit de la firme. Elle engloberait également un contrôle rigoureux de l'industrie alimentaire, les récents scandales ont montré fraudes et malversations. Elle favoriserait les échanges directs et locaux entre producteurs et consommateurs en réduisant l'hégémonie des hypermarchés. Enfin, une telle politique favoriserait, par l'école et les médias, une éducation générale à la consommation.


UN PRÉSIDENT NORMATIF, NON NORMAL

La nouvelle économie favoriserait, par des mesures fiscales et des crédits appropriés, l'économie sociale et solidaire des mutuelles coopératives et autres qui, bien qu'anciennes, connaissent un véritable renouveau et contribuent aussi bien à la réduction du règne du profit qu'à la moralisation économique.

Enfin, la nouvelle économie favoriserait par des crédits ou des avances sur recettes toute entreprise favorisant la solidarité et la convivialité dans notre société.

Nous savons que les freins énormes à toute nouvelle politique se trouvent dans des intérêts toujours très puissants ; nous ignorons qu'ils se trouvent aussi dans une carence de pensée. L'absence d'une pensée sur notre monde contemporain, sur la crise actuelle, non seulement économique, mais généralisée de l'humanité à l'ère de la mondialisation, tout cela conduit à la courte vue, à l'incapacité de traiter la complexité de nos réalités. C'est pourquoi il est souhaitable que la réforme de l'enseignement dépasse le cloisonnement des connaissances, elle doit introduire des méthodes de complexité aptes à saisir de façon pertinente les problèmes fondamentaux et globaux.

La nouvelle politique comporte une révolution culturelle, d'où la difficulté de la concevoir et de la mettre en oeuvre. Mais la gravité de la crise qui, je le répète, n'est que partiellement économique, ne fera que s'accroître, suscitera par là même le sursaut et le changement de cap. Ce premier anniversaire du quinquennat devrait être l'occasion d'un sursaut vital.

Cher François Hollande, supprimez le secrétaire général du Parti socialiste encore caché sous le président de la République. Soyez un président normatif, non normal. Promouvez une politique de salut public qui puisse réveiller la nation et mobiliser son meilleur, l'énergie et les aspirations de la jeunesse, liées aux bonnes volontés présentes chez nos concitoyens.