Histoire du quinquennat

Edmund Phelps : "L'histoire de l'innovation s'est arrêtée à la fin des années 1960"

Dans un livre d'analyse, érudit et personnel, dressant une vaste fresque historique, le Prix Nobel d'économie 2006, Edmund Phelps, défend l'idée que la crise de l'innovation est à l'origine du déclin économique des pays occidentaux. Soucieux d'ouvrir le débat dans les pays développés, il défend sa thèse avec conviction.

Quel est le fil conducteur de votre livre ?

Edmund Phelps : Je raconte l'histoire d'un phénomène extraordinaire : la soudaine apparition et la diffusion à grande échelle, au XIXe siècle, d'innovations propres (indigenous innovation) au Royaume-Uni d'abord, puis aux Etats-Unis et, plus tard, en France et en Allemagne. Mais cette histoire se termine étonnamment tôt, à partir de la fin des années 1960.

Je pense que les pays occidentaux sont en crise, car ils n'ont pas fait attention à cette perte d'innovation et ils n'ont pas compris où sont les racines de l'innovation, et ce qui l'a causée au cours des siècles précédents.

Pourtant, ne vivons-nous pas, avec, entre autres, Internet et le numérique, une grande phase d'innovations ?

Oui, mais elle reste confinée à un petit nombre d'industries. En plaisantant, je dirais qu'il y a de l'innovation le long d'une ligne argentée bordant les côtes de Californie. Si vous rentrez à l'intérieur des Etats-Unis, il y en a moins.

Des innovations font les gros titres des médias et sont célébrées. Mais, dans une économie très innovante, il y en a dans tous les secteurs, tous les jours, et dont on ne parle pas. Il s'agit d'inventer de nouveaux produits qui augmentent la croissance économique.

Comment pouvez-vous mesurer le ralentissement de l'innovation ?

Elle se reflète dans l'évolution de la productivité, quelle que soit la façon dont on la calcule : productivité du travail ou des facteurs de production. Or, cette productivité est liée à la satisfaction au travail, au niveau d'emploi, ou aux politiques gouvernementales qu'il faut mettre en oeuvre pour la dynamiser.

Comment y parvenir ?

Grâce, notamment, aux institutions financières qui servent les entreprises innovantes. Cependant, elles ne sont pas suffisantes. Tous les grands pays en ont eu, mais tous n'ont pas développé d'innovations propres. C'est le dynamisme – le désir et la capacité d'innover – qui est à la source de l'innovation. Et, pour obtenir un résultat, il faut y ajouter de la chance. Les tentatives peuvent être vaines.

Manque-t-on alors de chance ou de dynamisme dans les pays occidentaux ?

Il me semble difficile de se justifier par un manque de chance... Nous avons réalisé un certain nombre d'évolutions économiques contraires à l'innovation.

L'expansion considérable de l'Etat-providence a commencé dans les années 1960 quand le ralentissement de la productivité a commencé.

Alors qu'au XIXe siècle les gens qui s'élevaient avaient une vie très dure, un contexte très difficile pour réussir, ils savaient qu'il fallait affronter une vie et un travail difficiles. Dans les années 1970, une contre-culture est aussi née sur les campus américains et l'éthique du travail a été défiée. Gagner de l'argent a été décrié, le business a été haï, etc.

Les décennies suivantes ont été pires. Il y a eu la corruption de certaines institutions qui avaient appuyé jusque-là le dynamisme des entreprises. Les grands groupes bien établis ont attribué moins de ressources à leurs projets à long terme, alors qu'autrefois ils se désintéressaient de leurs cours de Bourse à court terme parce qu'ils savaient qu'ils connaîtraient un succès futur.

Le court-termisme a nui. La responsabilité revient à la mauvaise gouvernance des entreprises, où les dirigeants ont eu trop de pouvoir par rapport aux propriétaires, alors que leur horizon est beaucoup plus court.

De plus, les fonds d'investissement ont mis la pression sur les entreprises pour qu'elles atteignent des objectifs trimestriels. Une entreprise ne peut pas être dirigée sur trois mois. Elle doit l'être sur trois ou dix ans !

Enfin, de nombreux jeunes ont voulu devenir riches rapidement. Aux Etats-Unis, ce n'est pas nouveau de vouloir devenir riche, mais cela l'est de vouloir le faire vite. Cela les a menés vers un secteur financier, et en particulier bancaire, qui a l'expertise pour faire le plus d'argent possible, mais pas pour financer l'innovation à long terme. Ainsi, une conjonction de facteurs a conduit au ralentissement de l'innovation.

Et en Europe ?

L'histoire y est plus haute en couleur et plus dramatique. Les corporatismes qui ont progressé dans les années 1920 et 1930 n'ont pas été vraiment abandonnés après la seconde guerre mondiale.

En Allemagne, en France ou en Italie, il existe aussi un vague sentiment que les patrons sont horribles, que la vie des affaires est nécessairement détestable. On n'aime pas les nouveaux riches : l'héritage est mieux considéré que la nouvelle richesse. Les livres scolaires en Allemagne et en France sont presque une caricature antibusiness.

Ensuite, les innovations en Allemagne et en France ont été moins fortes dans l'après-guerre que dans l'entre-deux-guerres. On a connu moins de grands entrepreneurs aussi. La croissance rapide en France et en Allemagne, jusqu'aux années 1960, est venue de nouveaux produits et d'innovations importées principalement d'Amérique.

Cela explique-t-il aussi le décollage chinois depuis les années 1980 ?

Oui. Il y a eu un changement de direction économique en 1979, puis un énorme transfert de technologies étrangères pour un usage domestique. En 2010 déjà, j'ai dit que la Chine arrivait au bout de ce chemin et devrait commencer à produire ses propres innovations. Je ne pense pas qu'elle le fasse encore.

Présenter le XIXe siècle en exemple – alors que la violence des injustices économiques et sociales y a facilité l'essor d'idéologies extrémistes –, est-ce vraiment choisir le bon modèle ?

Je ne peux pas répondre par oui ou par non. Dans ce livre, je veux montrer combien le système d'innovation est désirable et comment il serait bon et juste pour la plupart des gens. Ce que les gens veulent et qui les comble est un sujet de discussion philosophique qui n'a pas assez lieu en Occident et en particulier en Europe. La révolution scientifique, l'esprit des Lumières, la soif de connaissance sont nés sur le Vieux Continent.

La tradition, l'habitude et les lois de la société ont été submergées par les valeurs modernes : mener une "bonne vie" dans l'individualisme, courant qui s'est aussi reflété au XIXe siècle dans les arts, la musique, la peinture, les romans...

L'Ouest a perdu la clé de cette "bonne vie". C'est une tragédie. C'est aussi la raison qui m'a poussé à écrire ce livre.