palimpseste Chroniques

Quand les marchés s’effacent devant les réseaux
J Rifkin

Sony et Universal Music viennent de porter sur les fonts baptismaux, le 11 juin 2001, leur filiale commune, pressPlay. Celle-ci fournira, sur abonnement, un accès par Internet à toute la musique du catalogue des deux poids lourds du secteur. Ainsi le groupe Vivendi, propriétaire d’Universal Music, mais également de Cegetel, Canal+ ou encore UGC, tente-t-il d’étendre à la musique numérique les recettes qu’il applique aux télécommunications, à la télévision, au cinéma ou... au marché de la santé. Plutôt que de lui acheter des services ou des biens à l’unité, ses clients paient une cotisation pour être membres d’un club.Dans le cadre des « Entretiens du XXIe siècle », organisés par l’Unesco, l’économiste Jeremy Rifkin analyse cette manière de faire des affaires comme le signe d’une transformation radicale du capitalisme. Prêt à abandonner les marchés et la concurrence, celui-ci tente d’établir, sur l’ensemble des activités humaines, un gigantesque monopole.

Nous vivons un changement historique radical, qui nous fait passer des échanges de biens, et des mar chés, à des relations fondées sur l’accès et les réseaux. Les nouvelles technologies sont en train de donner naissance à un système économique aussi différent du capitalisme de marché que celui-ci l’était du mercantilisme qu’il a remplacé. Or, greffer ces technologies sur l’ancien système de marchés est impossible : si elles nous permettent d’organiser notre vie à la vitesse de la lumière, les marchés n’ont pas été conçus pour fonctionner ainsi. D’ici au milieu du XXIe siècle, le capitalisme de marché sera un élément marginal de l’économie mondiale.


Le dernier grand changement de système économique s’est déroulé entre le XVe et le XIXe siècle : une série de technologies faisait son apparition en Europe ; elle allait permettre le plus important développement du commerce depuis l’Empire romain. A la fin du Moyen Age, de nouvelles techniques agricoles ont considérablement accru la production alimentaire. Le sextant a permis aux navigateurs européens de faire le tour de la Terre, et ainsi de découvrir des ressources permettant de créer des marchés. L’horloge mécanique a été inventée par les moines bénédictins pour régler et organiser plus efficacement le temps et le commerce. L’imprimerie a donné un élan formidable à la communication et aux relations commerciales. Puis vint le moteur à vapeur... Ensemble, ces techniques introduisaient la vitesse et permettaient de créer des liens. Reposant sur les limites de propriété, l’agriculture de subsistance et les obligations de la propriété commune, l’économie féodale s’est révélée trop lente et obsolète, inadaptée à la vitesse que ces technologies offraient au commerce. Les droits de propriété communs ont laissé place à l’échange de propriété et aux marchés.


Il en est de même aujourd’hui. Nous sommes sur le point de voir se produire une révolution comparable à celle de l’électricité. Les marchés, trop lents, ne pourront suivre. Notre idée de la nature humaine, du contrat social, des relations que nous entretenons avec nos contemporains, avec les autres êtres vivants et avec la Terre où nous vivons va s’en trouver transformée. Le passage de la géographie - en fonction de laquelle nous avons organisé le commerce depuis dix mille ans - au cyberespace n’est pas anodin : il bouleverse les règles du jeu. Nous passons des marchés aux réseaux.


Le marché se caractérise par la rencontre d’un vendeur et d’un acheteur. Ils négocient en vue de l’échange d’un bien ou d’un service. Le vendeur gagne de l’argent en fonction de la marge réalisée sur la transaction, multipliée par le volume d’échange. Dans l’économie des réseaux, en revanche, on ne trouve ni vendeurs ni acheteurs, mais des fournisseurs et des utilisateurs, des serveurs et des clients. La propriété, certes, existe toujours, mais elle reste entre les mains du producteur. Les clients y ont accès par « segments de temps », selon différentes modalités : adhésion, abonnement, location ou licence d’utilisation. On ne paie pas pour le transfert de propriété d’un bien dans l’espace, mais pour le flux d’expérience auquel on a accès dans le temps.
La librairie en ligne Amazon.com, par exemple, est un marché, tandis que le système d’échanges de fichiers musicaux Napster tente de devenir un réseau. Amazon utilise de nouvelles technologies, mais reste inscrit dans les anciennes règles du commerce. Chez Napster, on ne paie pas pour le CD mais - si ce modèle se met effectivement en place - pour un abonnement donnant accès à un flux de musique durant trente jours. Dans le temps nécessaire pour enregistrer et livrer un seul client d’Amazon, Napster peut télécharger son service chez des millions de personnes à la fois.


Dans les marchés, les marchandises sont des biens, et c’est ce qui définit l’échelle des ressources et des valeurs. Dans les réseaux, la marchandise est le temps humain, qui devient la valeur primordiale. D’où le concept, en marketing, de lifetime value, la valeur du temps de vie du client : si chaque moment de votre vie est une marchandise, combien valez-vous au total ? Les marchés permettent de gagner de l’argent en réalisant une marge sur chaque transaction, mais, avec des technologies opérant à la vitesse de la lumière, les coûts de transaction tendent vers zéro. Cela élimine les marchés, car les moyens sont insuffisants pour continuer à faire du profit.


Prenons l’exemple d’un écrivain qui, dans un système de marché, vend son livre à un éditeur. Une marge est réalisée à chaque étape de la production et de la commercialisation du livre, de l’imprimerie jusqu’au libraire, en passant par le grossiste et le distributeur. La somme de ces marges est répercutée sur l’acheteur final. Telle était la règle, du moins, jusqu’à ce que Stephen King la modifie, il y a deux ans, en vendant son manuscrit à Simon & Schuster, pour plusieurs millions de dollars, en vue de la diffusion d’une version électronique unique. L’achat initial effectué, il n’y a plus de coût de transaction. Telle est la nouveauté. Le marché, avec des millions de livres qui sont des objets physiques, peut-il tenir face à un réseau où se distribuent des millions de copies d’un exemplaire unique ?


Autre changement d’importance : le passage de la propriété à l’accès. Nous avons grandi avec l’idée que, dans un système de marché, il valait la peine d’acquérir des biens physiques car leur valeur augmente avec le temps. Dans un monde opérant à la vitesse de la lumière, où tout devient très rapidement obsolète, quel intérêt avons-nous à acheter ? Nous payons pour une expérience globale dans le temps, et non plus pour des biens physiques inscrits dans l’espace. A l’ère du capitalisme de marché, les productions fondamentales étaient des biens physiques ou des services. Ces productions sont encore essentielles, mais elles n’offrent plus de marge. A l’ère des réseaux, que vendent des firmes transnationales comme AOL-Time Warner, Disney, Vivendi, Sony ou encore The News Corp. ? Elles disent vendre du « contenu ». Bel euphémisme, qui désigne par le mot de « contenu » des milliers d’années d’expériences culturelles accumulées ! Ces firmes combinent la connaissance et les métaphores avec lesquelles nous vivons, puis les déconstruisent pour les rendre accessibles contre paiement. Le nouveau commerce est culturel et sémiotique. Nous payons pour des expériences : voilà ce qu’on appelle le « contenu ».


Jusqu’où va ce changement ? Lorsque j’étudiais l’économie à Wharton, dans les années 1960, on m’avait appris que le capital se mesure aux actifs que l’on possède. Aujourd’hui, le capital principal est la confiance qu’inspire une entreprise. Il suffit de le constater : personne ne veut être General Motors mais tout le monde veut ressembler à Nike. General Motors, sur le papier, est la société capitaliste la plus grosse et la plus puissante au monde. Elle a du capital, des équipements, des machines... mais elle ne fait plus partie des 40 premières sociétés cotées à la Bourse de New York. Nike, au contraire, n’a pas de capital productif : elle fait produire ses chaussures par des sous-traitants anonymes en Asie du Sud-Est - c’est un coût de fonctionnement. Les clients de la marque paient le droit d’entrer dans sa légende. C’est à la fois génial du point de vue du marketing, et affligeant du point de vue de l’expérience et de la culture.


Nike est un concept, une idée : c’est du capital intellectuel, une production culturelle. Jürgen Habermas et l’école de Francfort, dans les années 1930-1940, en avaient déjà l’intuition. Si le capital d’une entreprise est intangible, s’il s’agit d’un capital intellectuel, d’idées, d’histoires, d’expériences, de matière grise, comment l’évaluer ? Si vous le surévaluez, vous devrez payer des impôts en conséquence. Si vous le sous-évaluez, vos actionnaires vous reprocheront de ne pas leur en donner pour leurs actions. L’histoire de Nike ne représentera peut-être plus rien demain matin : ce n’est qu’une histoire. Nous nous retrouvons aujourd’hui dans l’obligation de repenser les modes de comptabilité, sans comprendre encore comment faire.


Tout le monde connaît les traditionnels jouets Lego : quand on en veut, on va les acheter dans un magasin, et on y retourne pour en racheter. La nouvelle génération de jouets Lego sera connectée à la Toile : vous paierez pour de nouvelles fonctionnalités que vous voudrez ajouter au jouet, celui-ci n’étant qu’une plate-forme. On vous proposera un abonnement ou une adhésion payante pour pouvoir télécharger à tout moment de nouvelles fonctionnalités. Votre enfant ne concevra pas le jouet comme un produit qu’il possède, mais comme un flux d’expérience dont il peut bénéficier dans le temps. Et l’accès à ce flux sera le nouveau signe extérieur de richesse pour les générations à venir. La notion d’accès devient ainsi une métaphore aussi puissante que l’était autrefois la propriété.


Et l’automobile, qui, au XXe siècle, était au centre du capitalisme de marché et du mode de vie de l’ère industrielle ? Il y a quelques mois, aux côtés du PDG de Ford en Italie, devant 700 distributeurs de la marque, j’ai annoncé que Ford, s’il le pouvait, ne vendrait plus une seule voiture. Car la seule relation que le constructeur construit avec l’acheteur est la négociation de la reprise de son véhicule. Le constructeur préférerait louer une voiture pour deux ans, dans une relation continue avec son réseau, et faire payer le flux d’expérience de la conduite plutôt que la possession du véhicule. Il a été montré que le taux de renouvellement, dans le système de la location de longue durée, est de 54 % - contre moins de 25 % pour l’achat. Un tiers des camions américains sont déjà loués aujourd’hui.


Les moines du XVe siècle se sont peut-être demandé si cette nouveauté qu’était le capitalisme était bonne ou mauvaise. En fait, toutes les grandes époques économiques de l’histoire sont à la fois l’un et l’autre. Elles sont tumultueuses, menaçantes, déstabilisantes, pleines de défis, mais également passionnantes. Elles sont porteuses de bénéfices pour certains et d’exploitation pour d’autres. C’est un vrai désordre. En passant de l’échange de propriété à l’accès on observera, de même, de « bons » effets et de « mauvais » effets des réseaux.


Ce mouvement pourrait ainsi avoir des conséquences positives sur la politique des entreprises à l’égard de l’environnement. Dans une économie de marché, celles-ci ont tendance à « externaliser » leurs coûts en transférant la propriété au client, à la société et aux générations futures. Le développement durable est impossible dans ce contexte. Il n’en va pas de même dans les réseaux : la propriété reste aux mains du producteur, puisque chacun paie l’accès à un flux d’expérience et non la propriété d’un bien physique. L’exemple de la société Carrier, grande entreprise américaine qui vend des climatiseurs, l’illustre bien. Dans un système de marché, cette entreprise va tenter de vendre le plus gros appareil de climatisation possible, car son chiffre d’affaires et son bénéfice seront en proportion. Que ce système de climatisation consomme beaucoup d’énergie et contribue au réchauffement de la planète lui importe peu, puisque l’argent rentre et que les coûts sont externes...


Mais cette entreprise est consciente du danger illustré par le destin du constructeur informatique Wang : ce dernier pensait continuer à gagner de l’argent en vendant des ordinateurs dans une économie de marché. Or, les coûts de transaction et des marges ont chuté, ses produits ne se distinguaient pas des concurrents, dans une économie globale. Et Wang fit faillite. IBM, en se mettant à offrir des services informatiques et des réseaux, s’en est sorti au bon moment, et la vente d’ordinateurs n’occupe qu’une place marginale dans ses profits. A l’instar d’IBM, Carrier a changé de modèle économique pour devenir un réseau et propose désormais des services de climatisation. Elle installe, chez ses clients, des climatiseurs qui restent sa propriété - et facture de l’air frais au mois ! Son intérêt n’est-il pas, dans ce cadre, d’utiliser aussi peu d’énergie que possible, puisqu’elle devra payer la consommation ? Lorsque le coût est « internalisé », l’entreprise va davantage contribuer à la protection de l’environnement, non parce que cela lui tient à coeur, mais par souci de son résultat financier.


Selon la même logique, dans un marché, l’intérêt d’un laboratoire pharmaceutique est de vendre le maximum de médicaments : si nous sommes malades, les laboratoires se porteront bien ! Mais aujourd’hui, même dans cette industrie où les marges sont très élevées, l’arrivée des médicaments génériques change la donne, d’autant plus que la globalisation et les nouvelles technologies s’allient à ces nouveaux médicaments pour faire tendre les coûts de transaction vers zéro. Face à cette situation, Glaxo SmithKline a lancé au Royaume-Uni un programme expérimental, baptisé « gestion de la maladie » (disease management). La nouvelle mission que se fixe le laboratoire est que vous soyez en bonne santé et restiez à l’abri de cinq maladies (troubles nerveux, infarctus, congestion cérébrale, cancer et diabète), 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, pour le reste de votre vie. Sont-ils devenus fous ? Si vous êtes en bonne santé, le laboratoire vendra moins de médicaments : comment gagnera-t-il de l’argent ?


En fait, ce laboratoire a mis en place un partenariat business to business avec l’assureur BUPA, qui lui permet de réaliser d’importantes économies d’échelle. Tant que Glaxo SmithKline nous maintient en bonne santé, l’assureur fait des économies, et nous payons un abonnement à l’année. L’étape suivante de ce système consiste à y impliquer les employeurs, soucieux de limiter l’absentéisme qui pèse sur la productivité de l’entreprise...


Dans un marché, les entreprises gagnent de l’argent en fonction du volume de transaction qu’elles enregistrent, multiplié par la marge de la transaction. Dans un réseau, c’est exactement l’inverse : les différents partenaires gagnent de l’argent en minimisant la production, en mettant en commun les risques et en partageant les économies. Dans un réseau, il n’y a pas d’adversaire : c’est comme une grande famille, du point de vue économique, où chacun met ses intérêts en commun. Une famille qui peut couvrir le monde entier.


Dans le futur, peut-être n’existera-t-il plus que quelques grandes industries organisées en réseaux : l’industrie des loisirs, l’industrie de la santé, l’industrie de l’éducation... Ces réseaux ne vont pas forcément travailler pour notre bien. Prenons l’exemple de Novartis et de Monsanto (lire Comment Monsanto vend les OGM) : quand ces entreprises vendent à un agriculteur des semences modifiées génétiquement et brevetées, il ne s’agit pas de marché, mais d’une nouvelle manière de faire des affaires, pour laquelle il n’y a ni acheteur ni vendeur. La firme conclut avec l’agriculteur un accord de licence, qui lui donne accès à la propriété intellectuelle, à l’ADN de cette semence, pour une durée déterminée, soit une saison de culture. Mais elle ne lui transfère nullement la propriété de la semence : elle préfère rendre chaque agriculteur, partout dans le monde, dépendant des semences qu’elle aura créées.


Découlant des nouvelles relations commerciales, cette extraordinaire concentration des pouvoirs sur les réseaux dépassera de très loin celle qui s’exerce dans les marchés. Nous devrons par conséquent repenser la législation antitrust, et, puisque les réseaux sont mondiaux, mettre en place, avec une précision chirurgicale, un régime antitrust mondial voué à préserver les bons réseaux et à éviter la domination des mauvais.


Presque tous les échanges et toutes les activités dans lesquels nous sommes impliqués sont d’ores et déjà des activités commerciales. C’est désormais le temps qui est la marchandise, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. La civilisation peut-elle survivre si toutes nos relations sont commerciales et contractuelles, et non plus sociales et fondées sur la réciprocité ? Aux Etats-Unis, la vie est beaucoup plus commerciale et moins sociale qu’en Europe, mais l’Europe aussi est menacée.
Je demande souvent aux dirigeants de grandes entreprises que je rencontre s’ils croient que la qualité de vie de leur famille augmente en proportion directe de la technologie qu’ils utilisent ? Tous, sans exception, me répondent par la négative. Au contraire, ils jugent que cette qualité de vie diminue, en raison d’une course effrénée contre le temps. Nous sommes tellement privés de temps que le temps lui-même prend une valeur commerciale. Lorsque je demande aux mêmes s’ils voient une lumière au bout du tunnel, leur réponse est claire : la situation empire.


Le courrier électronique que nous échangeons via Internet se révèle à l’évidence très pratique. Mais son utilisation se généralise, de sorte que la densité des échanges augmente de façon exponentielle : en quelques heures d’absence, des centaines de messages s’accumulent dans notre ordinateur. J’ai vu des hommes d’affaires négocier des contrats au téléphone, dans les toilettes, sur plusieurs lignes à la fois ! Ce serait drôle si ce n’était pas triste. Comment faire de cette révolution technologique un « plus » pour notre vie et non un substitut à notre existence ? Tant que nous n’envisagerons pas cette question, nous manquerons de temps, et la libération que nous cherchons dans les technologies ne sera qu’une illusion.
Conséquence : nous passons du commerce industriel au commerce culturel. L’ancienne économie ne disparaît pas, mais devient la matière première et la fondation du système économique qui se met en place. Tout comme l’agriculture est devenue la matière première essentielle à l’économie de production. La production industrielle a longtemps été l’endroit où les marges se réalisaient. Aujourd’hui, elle devient elle-même une matière première - et ce sont les pays en développement qui s’en chargeront - pour l’économie de services. Dans les vingt dernières années du XXe siècle, c’est dans l’économie de services que se trouvaient les marges. Aujourd’hui, celle-ci devient, à son tour, une matière première pour l’économie qui repose sur le flux d’expériences.
Les 5 % les plus riches de la population dépensent déjà autant en « expériences » que dans l’achat de biens et services. Nous évoluons vers le commerce de la culture : les voyages, les parcs de loisirs qui vous emmènent loin, le cinéma, la télévision, l’ordinateur, la Toile, le sport, la cuisine... et même les grandes causes... Tout devient du « contenu » : nous payons pour les histoires qui viennent emplir notre vie. La culture devient la principale ressource. Mais qu’adviendra-t-il si nous épuisons cette ressource ?
La diversité culturelle est aussi importante que la biodiversité. Durant tout le XIXe et tout le XXe siècle, nous avons exploité à outrance les espèces, les ressources naturelles, de sorte qu’aujourd’hui nous devons faire face à une considérable diminution des ressources génétiques et au réchauffement de la planète. Au XXIe siècle, des milliers d’années d’expérience culturelle vont devenir du « contenu » commercial. Mais la diversité culturelle peut s’épuiser et, quand elle est épuisée, c’est un résultat aussi définitif que pour la biodiversité. La grande bataille du XXIe siècle sera la bataille entre le commerce et la culture. La civilisation peut-elle survivre si la culture est tout entière livrée au commerce ?


Dans la noble tradition des Lumières, dans la pensée de Locke, Newton, Condorcet ou Descartes, les conditions matérielles forment les fondations d’une « superculture », un milieu culturel qui reposait sur elles. Smith, Ricardo, Marx et Engels les rejoignent sur ce point. Mais en fait la majorité de l’Europe occidentale n’a jamais adhéré à cette idée. De même, pour MM. William Clinton et Anthony Blair, la construction d’une économie globale saine, avec la politique de la troisième voie, devrait créer les conditions favorables au développement de la culture et de la société. Selon eux, tout découlera du commerce mondial et des relations commerciales. Mais ils ont mal compris l’anthropologie de l’histoire. Ils croient que le commerce engendre la culture, quand il ne fait qu’en dériver et en tirer profit. Des Lumières jusqu’à Karl Marx et à la troisième voie, en passant par Adam Smith, nous nous sommes trompés : le commerce n’est pas l’origine de la culture, il en est le bénéficiaire. Mais qu’arrive-t-il quand le bénéficiaire colonise son bienfaiteur ? La civilisation peut-elle résister à cette agression ?


Il existe des voies pour résister à cette prééminence du cyberespace et de la globalisation : la géographie, l’échelle locale, la diversité culturelle et tout ce qui draine la culture. La culture est constituée de toutes les formes d’affiliation qui nous définissent et qui ne relèvent ni d’une relation commerciale ni de l’Etat. La culture ne se réduit pas à un « tiers secteur ». Elle englobe la religion, le sport, l’art, le cinéma, les jeux, l’amitié... L’économie est la sphère du travail, celle où l’on crée de la valeur d’usage. La culture est la sphère du loisir, où l’on crée de la valeur intrinsèque. Dans le monde réel, on vit les deux, travail et loisir, mais l’époque moderne se trompe gravement : le temps des loisirs devrait être prépondérant, et le travail ne sert qu’à payer le temps libre. Au XXe siècle, nous avons renversé cette équation et nous agissons comme si le travail avait la primauté, le loisir étant réduit à ce qu’on fait entre deux tâches.


Après la chute de l’Union soviétique, de nombreuses grandes entreprises américaines se sont précipitées dans les pays d’Europe centrale et d’Europe de l’Est. Mais, à leur grand étonnement, elles ont échoué : le communisme avait détruit les plus fines rémanences du secteur culturel, de sorte qu’il n’existait même plus de capital social pour mettre en place des relations commerciales prévisibles. Les seules exceptions ont été la Hongrie, la Tchécoslovaquie et la Pologne en raison de la survivance d’un secteur culturel dans ces pays, même aux heures les plus noires.


Il doit exister un contre-pouvoir à la globalisation, qui permette d’avoir à la fois la globalisation et la culture. Ce contre-pouvoir réside dans la collectivité. Mais quelle est la force qui entraînera cette résistance ? L’Etat, qui recule, et les entreprises, qui sont plus globales et travaillent dans le cyberespace, s’impliquent moins dans les collectivités locales. Qui comblera ce vide ? Trois forces contradictoires s’exercent pour rétablir l’échelle locale, la collectivité et le conditionnement culturel. Il y a d’abord le « quatrième secteur », celui de l’économie parallèle et du marché noir, voire du crime organisé. La référence aux anciens pays communistes vaut aussi sur ce plan : l’élimination du secteur culturel et associatif dans ces pays a laissé un terrain vacant et a ainsi permis, dès la chute des régimes communistes, le déversement sur toute l’Europe, depuis ces pays, d’une vague de criminalité organisée sans précédent.


Deux autres forces vont sans doute s’affronter, car elles veulent toutes deux rétablir l’idée de collectivité : les groupes fondamentalistes et les organisations de la société civile. Les uns et les autres croient en l’échelle locale et en la culture. Toutefois, les groupes fondamentalistes ou fascistes croient que la seule culture valable est la leur, et que les autres sont des ennemies. La société civile croit aussi à l’échelle locale et à la géographie, mais elle respecte également la diversité des traditions culturelles qui constituent l’expérience à l’échelle du monde. La culture n’est pas à protéger comme un bien que l’on possède : c’est un don, qui appelle le partage, la création. C’est une mosaïque que chacun contribue à créer.


C’est la raison pour laquelle je place mon espoir dans l’Europe. Je n’ai jamais rencontré de Français qui soit d’accord avec l’idée selon laquelle l’identité culturelle ne serait qu’une conséquence des conditions du commerce. Les Français considèrent que le commerce est essentiel à leur vie, la France a toujours été un grand pays de commerce, mais les Français ne pensent pas que le commerce suffise à définir leur identité. C’est cette conviction qui fait leur force.


Certains prédisent que, très bientôt, l’Union européenne supplantera les Etats-Unis en tant que première puissance économique mondiale, pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale. Nous, Américains, n’avons même pas encore réfléchi à ce que nous pourrions répondre à cela. Mais cela veut dire que l’Europe va aussi avoir un rôle à jouer sur le plan intellectuel et idéologique. Je veux donc espérer qu’elle sera en mesure de lancer un vaste débat afin de trouver les voies permettant de faire cohabiter la culture et le commerce. Si l’Europe trouve le courage, la volonté et la vision permettant de poser la question de l’équilibre entre la globalisation et la richesse de la diversité culturelle, en écoutant davantage nos sociétés civiles, alors nous pourrons peut-être employer cette révolution technologique et ce nouveau système économique pour une seconde renaissance, et laisser aux générations à venir un héritage digne d’elles.

 

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