palimpseste Chroniques

Rencontre avec Edgar Morin.
Repenser l'éthique
Jean-François Dortier

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«Fais le bien, ne fais pas le mal.» Selon Edgar Morin, dans son principe, l'injonction éthique est simple. Mais la question éthique soulève un problème typiquement complexe, car nos valeurs sont multiples, et les résultats de nos actions sont imprévisibles. D'où la nécessité de repenser l'éthique.

 

Les travaux récents sur les fondements de la morale montrent que des comportements «moraux» existent dans le monde animal sous différentes formes. On parle d'altruisme pour désigner de la solidarité spontanée entre les fourmis jusqu'aux comportements d'adoption de femelles chimpanzés, en passant par les conduites d'assistance des individus en détresse que l'on observe chez les dauphins par exemple.

Effectivement, la racine des comportements moraux nous plonge dans l'histoire du vivant. Dès Le Paradigme perdu (1973), j'ai cherché à inscrire l'humain dans l'évolution. Les sciences humaines ont voulu penser l'humanité sur une coupure radicale entre l'humain et l'animal. A l'inverse, l'approche génétique, sociobiologique nie toute spécificité à l'humain en voulant réduire les conduites humaines à leurs soubassements biologiques. Tout le problème est de penser à la fois la discontinuité et la continuité animal-humain, qui fait que le monde humain, tout en relevant du monde des primates, comporte quelque chose d'irréductible à l'animalité, ce que j'ai appelé «l'humanité de l'humanité».


Des phénomènes de solidarité se retrouvent partout dans le monde vivant. Non seulement dans les sociétés animales, notamment celles des insectes, oiseaux, mammifères, mais déjà au niveau cellulaire où les cellules d'un même organisme sont constitutivement solidaires entre elles...


De même, la notion de sujet est biologique à sa racine : être sujet, c'est s'autoaffirmer en se situant au centre de son monde. Cet égocentrisme, au sens littéral du terme, fait qu'un être vivant cherche à satisfaire ses propres besoins et finalités individuelles, se nourrir, se défendre, etc. ; il est un caractère fondamental du vivant, mais n'exclut nullement l'altruisme et l'inclusion dans un «nous». De même, les humains portent en eux, en tant que sujets individuels, ce double «logiciel» dont une partie commande les comportements orientés vers le «pour soi» et l'autre le «pour nous» ou «pour autrui». L'une commande l'égoïsme, l'autre commande l'altruisme.


Les conduites éthiques ont pour source solidarité et responsabilité. A ce titre, ce sont des conduites de «reliance» qui relient l'individu à autrui ou à sa communauté. La reliance comporte un caractère affectif - comme l'attachement entre un enfant et sa mère - ou entre individus proches. La solidarité n'est pas spécifique aux humains. Mais par le langage et le mythe, l'être humain s'inscrit de façon distinctive dans sa communauté (mythe de l'ancêtre commun dans la société archaïque et, pour les nations, mythe de la substance maternelle et paternelle incluse dans l'idée de patrie) ; il peut ressentir un lien communautaire avec l'humanité entière.

 

Un des chapitres de votre livre s'ouvre sur cette belle citation de Rivarol : «Le plus difficile en période trouble n'est pas de faire son devoir mais de le connaître». Vous soulignez qu'avec la modernité, la morale connaît une crise des fondements et que, d'autre part, elle est soumise à une pluralité de valeurs parfois contradictoires.

Tous les fondements sur lesquels s'édifiait l'éthique - Dieu, la nature, la patrie, l'histoire, la raison - ont aujourd'hui, chez nous, perdu leur caractère absolu. Toutes «les figures de la transcendance sont brouillées», comme l'a justement écrit Claude Lefort. D'où une incertitude et une inquiétude sur les valeurs fondamentales qu'il s'agit de défendre, de transmettre. Chacun vit dans une sorte de «self-service normatif». C'est pourquoi j'ai cherché non à retrouver des fondements perdus, mais à retrouver, voire régénérer les sources de solidarité et de responsabilité.

 

L'incertitude morale, dites-vous, provient des conséquences inévitables de «l'écologie de l'action», thème développé dans les ouvrages précédant La Méthode. De quoi s'agit-il ?

L'écologie de l'action signifie qu'une action échappe à la volonté de son auteur pour entrer dans un cycle d'interactions et rétroactions avec le milieu dans lequel elle s'inscrit, ce qui la détourne souvent des intentions de son auteur.


L'histoire en offre mille exemples. Ainsi, en 1789, l'aristocratie a enclenché un processus réformiste qui s'est emballé en révolution et a abouti à sa chute. La révolution soviétique, effectuée pour liquider à jamais le capitalisme, a abouti soixante-dix ans plus tard à la restauration d'un capitalisme plus barbare que celui qui avait été aboli. Mikhaïl Gorbatchev, en entreprenant la réforme du régime soviétique, a déclenché le processus de son effondrement... Hitler, en entreprenant d'édifier un empire nazi devant durer un millénaire, a finalement provoqué l'effondrement total de l'Allemagne en cinq ans.


Il y a également le risque d'illusion morale. Une croyance morale, comme celle d'oeuvrer pour l'émancipation des opprimés, a conduit des millions de communistes à oeuvrer en fait pour l'esclavage totalitaire. L'action éthique est donc soumise à de multiples incertitudes et même contradictions, et c'est pour cela que l'éthique est à mes yeux complexe.


Un autre phénomène typiquement complexe est celui des moyens et des fins. Les conceptions de la morale se répartissent en deux grands rameaux : le rameau déontologique (qui subordonne la morale au respect de la règle) et le rameau téléologique (qui subordonne la morale à la réalisation du but final). Mais ces deux visions sont toutes deux insatisfaisantes, car l'une oublie les fins dans le respect des moyens, et l'autre, en se croyant autorisée à utiliser des moyens ignobles pour une fin noble, se dégrade sans atteindre ses fins. Les moyens peuvent même se transformer en fins, comme dans le cas du système policier établi pour sauver le régime et qui se transforme en sa finalité.

 

L'incertitude éthique est aussi soumise aux conflits des valeurs...

Le conflit des valeurs est un vieux thème déjà illustré par la tragédie antique. Antigone doit trancher entre le devoir envers sa cité ou envers sa famille. L'islamologue Louis Massignon m'avait cité en exemple le conflit de valeurs qui s'impose à la femme bédouine chez qui viendrait se réfugier l'assassin de son mari, poursuivi par ses frères. Doit-elle suivre la loi de la vengeance ou la loi de l'hospitalité, l'une et l'autre sacrées ? Max Weber parlait de polythéisme des valeurs pour exprimer la diversité des valeurs - parfois contradictoires entre elles -, auxquelles nous devrions obéir.

 

Dans la société contemporaine, le conflit des valeurs s'exprime au sortir des guerres civiles, comme au Rwanda par exemple. Faut-il accepter d'amnistier des bourreaux afin de rétablir la paix ?

Ce fut le cas en Espagne au lendemain de la mort de Franco. Le passage à la démocratie supposait de passer un pacte avec les généraux et dignitaires franquistes en leur garantissant l'impunité. L'important à mes yeux est non pas de punir, mais de se souvenir. Nelson Mandela a dit «pardonner oui, oublier non». Adam Michnik, qui fut un résistant polonais au stalinisme, souvent emprisonné, a dit de même «amnistie oui, amnésie non». En ce qui me concerne, je suis dans la ligne de Cesare Beccaria, qui disait que l'emprisonnement sert non à punir le criminel mais à protéger la société.

 

Vous écrivez que l'incertitude morale exige de développer une «culture psychique», équivalente à ce qu'est la culture physique. De quoi s'agit-il ?

L'écologie de l'action nous enseigne que les conséquences de nos actes sont toujours incertaines. Dès lors, que faire ? La culture psychique doit nous apprendre à réfléchir sur les incertitudes éthiques - non pas pour renoncer à agir - mais pour éviter le divorce entre l'intention et l'aboutissement de l'action...


L'engagement communiste a conduit à justifier et cautionner le goulag, à condamner et exclure les soi-disant traîtres à la cause révolutionnaire. Les militants communistes étaient certes trompés par une idéologie, mais ils avaient aussi tendance à se tromper eux-mêmes en rejetant a priori tout argument adverse, en considérant comme mensonge toute information critique sur l'URSS, en refusant de s'informer dans les récits des dissidents ou victimes... Ayant moi-même adhéré au communisme au plus incertain de la Seconde Guerre mondiale, j'ai, dans mon livre Autocritique (1959), compris que l'important était non qu'on m'avait trompé mais que je m'étais moi-même trompé. J'ai tenté d'analyser les mécanismes d'aveuglement qui m'avaient conduit à adopter un système de pensée justifiant le pire de l'Union soviétique comme erreurs temporaires.


Les mécanismes d'aveuglement sont courants et connus. Il y a la «self-deception», sorte de mensonge sincère que l'on se fait à soi-même ; il y a l'autojustification, qui consiste à ne retenir que les arguments en sa faveur et ne voir que les erreurs et défauts chez autrui ; il y a aussi la mémoire sélective.


On retrouve ces mêmes mécanismes dans les conflits de couple, dans la vie professionnelle, en politique, dans les relations entre peuples. Cela conduit à diaboliser celui qu'on avait aimé naguère, à rejeter entièrement les causes des conflits sur l'autre. On retrouve ces attitudes dans tous les fanatismes, dogmatismes. Ils entraînent l'incompréhension, la fureur, le rejet, la haine. Je crois que ce mécanisme est un phénomène anthropologique très général et pas simplement de pathologie personnelle. Il produit l'inconscience de ses propres dénis, l'hyperconscience de ceux des autres, la déformation des propos d'autrui. Il conduit à des conflits qui deviennent irréductibles quand autrui développe exactement les mêmes mécanismes.


Il importe donc de pratiquer l'autoexamen afin d'apprendre à mieux comprendre le point de vue d'autrui tout en se comprenant mieux soi-même. La culture psychique passe par l'apprentissage de la connaissance de soi-même, de ses propres schémas de pensée, de la détection de ses motivations profondes. Dans notre culture française, cette tradition d'autoanalyse, qui va de Montaigne à Marcel Proust, reste très sous-développée. Alors qu'il devrait s'agir d'un enseignement de base dès les petites classes. Le continent le moins scientifiquement exploré est l'esprit humain, et chaque esprit individuel est pour lui-même sa suprême ignorance. La culture psychique consiste à dépasser l'égocentrisme et l'autocentrisme pour adopter des métapoints de vue sur soi-même, ce qui bien sûr nécessite aussi le regard d'autrui.

 

Cette culture psychique personnelle suffit-elle à redonner sens à l'action éthique ?

L'éthique ne peut pas trouver de fondement ultime, il lui faut sans cesse se régénérer à plusieurs sources. La culture psychique individuelle n'est que l'une d'entre elles. Mais l'éthique n'est pas qu'une question individuelle. Elle passe aussi par d'autres chemins qui se situent au niveau de la réforme de l'organisation de la société et à celui de la réforme par l'éducation. La réforme de la société nécessite le développement de ce que j'ai appelé une «politique de civilisation», qui cesserait de donner le primat au quantitatif et pour le donner à la qualité de la vie. Il faut réformer l'éducation pour qu'elle puisse devenir réformatrice. Le mode de connaissance qui fragmente le savoir empêche de percevoir les problèmes fondamentaux et les problèmes globaux. Il nous faut une connaissance qui relie, elle-même salutaire pour la reliance éthique. Il faut que la culture psychique soit enseignée dès les petites classes...


Une «réforme de vie» me semble aussi nécessaire, fondant nos existences sur de nouvelles valeurs. Cette réforme de vie est peut-être déjà en train de fermenter dans notre société car on prend de plus en plus conscience qu'un mal-être s'est développé au sein du bien-être. La régénération éthique, c'est-à-dire de la solidarité et de la responsabilité, ne peut venir que de la complémentarité entre ces différentes sources qui doivent s'alimenter les unes aux autres. Elle ne peut s'effectuer que dans la convergence des réformes sociales, des réformes éducatives, des réformes de vie, des réformes de pensée.

 

Et quels seraient les «commandements» éthiques ?

Résister à la cruauté du monde, résister à la barbarie humaine, aider autrui non seulement à survivre mais aussi à vivre en accomplissant poétiquement sa vie dans l'amour, l'amitié, la jouissance esthétique, c'est-à-dire dans sa relation à autrui et dans sa relation au monde.