palimpseste Chroniques

Marcel Ophuls:
«L'objectivité est une putasserie»
Mediapart Nov 2012

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Qu'est-ce qu'une “bonne question” ?

MARCEL OPHULS : Celle qui se place à la suite de la réponse précédente, c'est-à-dire dans la conversation, gage de spontanéité, condition même du documentaire. Voilà pourquoi les films doivent être longs – beaucoup trop longs, regrettent certains... La complexité des choses, des êtres, de l'histoire (la petite et la grande, toujours mêlées), cette complexité se découvre à mesure qu'on filme, contrairement à ce qu'induit une autre forme de spectacle : le tournage d'après un synopsis préparé d'avance.

Vous savez cependant où vous voulez emmener chaque témoin...

Oui, oui, passons à confesse : on ne fait pas 900 km sur une autoroute pour rencontrer Albert Speer (architecte en chef des nazis et ministre des armements pendant la Seconde Guerre mondiale - ndlr) sans savoir pourquoi on va le voir. Cet immense criminel de guerre nazi – un homme charmant au demeurant –, interrogé pour Memory of Justice, m'a montré, contre toute attente, des bouts de films en 16 mm couleur, histoire de prouver l'avance technique du IIIe Reich en ce domaine. C'était sa fierté. J'ai eu droit aux vacances en famille, à lui-même faisant du ski au nid d'aigle de Hitler à Berchtesgaden. Quand on obtient quelque chose d'aussi extraordinaire, on est content, on sait qu'on a gagné sa journée.

Dans un autre ordre de personnage, avec Pierre Mendès France, tout était inattendu. En tournant à Clermont-Ferrand pour Le Chagrin et la Pitié, j'apprends soudain – je n'ai jamais été un expert –, grâce à son ancien avocat, comment PMF, arrêté en 1940 à Casablanca – après l'échec de la constitution d'un gouvernement républicain en exil par des parlementaires partis sur Le Massilia –, fut alors incarcéré à Clermont-Ferrand. Un procès inique le condamna à 6 ans de prison en 1941, mais il parvint à s'évader.

Je contacte donc Mendès. Avec l'équipe du film, nous prenons la micheline pour gagner Grenoble, où sa carrière politique avait été relancée lors des législatives de 1967 (même s'il y avait été battu l'année suivante par Jean-Marcel Jeanneney). Il nous reçoit en pleine effervescence, puisque nous étions le 27 avril 1969, jour du référendum qui allait provoquer le départ du général de Gaulle.

Dans ce petit bureau grenoblois où il nous recevait, assailli par des coups de téléphones, l'homme a voulu, comme on dit, “vider son sac”, tellement, comme on dit aussi, “il en avait gros sur la patate”. Il nous a parlé, a manqué deux trains pour Paris. Puis m'a donné rendez-vous à Louviers, sa première terre d'élection, la semaine suivante, pour continuer de se confier, en un long récit devenu marquant.

Il faut donc être au bon endroit, au bon moment, avec la bonne personne...

Oui, comme pour le journalisme, il faut beaucoup de chance.

Cela fait-il de vous, pour autant, un “dynamiteur de mythes”, puisque c'est ainsi que l'on vous présente le plus souvent ?

Non, non. C'est une fausse image. Je n'ai pas créé le scandale du Chagrin et la Pitié : la France est tout de même un curieux pays ayant interdit, de 1957 à 1975, Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick ! J'ai été victime de la droite française, qui regorge de censeurs, y compris la très respectable...

... Simone Veil !

Oui, Simone Veil !

La vitalité, c'est aussi une forme de courage

Devenu icône de l'extrême gauche du fait de la droite la plus bête du monde, vous vous êtes cependant toujours défini comme roosevelto-mendésiste...

Oui, social-démocrate, même si je considère que le parti communiste et l'extrême gauche ont joué un rôle très respectable dans l'histoire de France au XXe siècle.

Vous avez croisé un paquet de salauds, faut-il avoir, pour les filmer, un brin d'empathie pour ces gens-là ?

Je crois, même si je crois également en la réalité du bien et du mal. Essayer de comprendre, c'est tout simplement faire preuve de tolérance. Et la tolérance, surtout ces jours-ci, m'apparaît comme une grande vertu.

N'y a-t-il pas chez vous une prime au spectacle...

Oui, à partir du moment où je suis derrière une caméra, je fais valoir les qualités propres au spectacle, ce qui ouvre des portes et des fenêtres.

N'avez-vous pas toujours préféré le grand fauve flamboyant au saute-ruisseau de Clermont-Ferrand ?

Vous faites allusion à Marius Klein. C'était un piège – je cède rarement à ce procédé, du moins je l'espère. J'avais trouvé une annonce de ce négociant clermontois, dans Le Moniteur du Puy de Dôme, durant l'occupation nazie, qui rassurait son aimable clientèle sur le fait qu'il n'avait rien de juif.

Le scandale, dans le champ du journalisme, peut-il être salutaire au même titre que le spectacle propre au documentaire ?

Oui, et en ce sens, je suis devenu, par la force des choses, une sorte de journaliste.

Le scandale est-il un bon test pour la démocratie ?

Assurément, surtout s'il passe par le biais de l’investigation. Je ne crois pas à la presse comme un contre-pouvoir. La presse n’a pas de pouvoir, le pouvoir est ailleurs. La presse fait partie intégrante de la liberté. Elle doit gratter où ça fait mal, pour faire sortir des affaires aussi scandaleuses que l’affaire Bettencourt. Elle doit, en définitive, bâtir une contre-mise en scène, face aux agendas officiels.

Vous vous appuyez sur des témoins étonnants, qui deviennent des personnages à part entière dans vos documentaires. Devenez-vous ami de telles bêtes de scène, par exemple Me Vergès dans Hôtel Terminus ?

C’est un cabot extraordinaire, fantastiquement intelligent, plein d’humour, avec des antennes incroyables : il savait toujours où j’étais et faisait tout pour que je ne retrouve pas d’anciens compagnons de Klaus Barbie. Nous avons donc joué au chat et à la souris. Toutefois ce n’est pas un ami. Je n’ai pas de sympathie, de respect ni d’admiration pour lui, mais pour son métier : avocat, c’est si important pour nos libertés.

Claude Lanzmann, peut-être parce qu’il n’est pas si démocrate que cela, m’avoua ne pas comprendre qu’on puisse défendre Klaus Barbie après avoir défendu les militants du FLN. Je lui répliquai alors : « C’est cela, Claude, tu ne comprends rien aux avocats… »


Faut-il assumer sa subjectivité et sa mise en scène, quand on est journaliste ou documentariste, sous peine de mentir en prétendant s’effacer ?

L’objectivité, permettez-moi d’être très dur, m’apparaît comme une putasserie : c’est l’alibi perpétuel des décideurs et décideuses. Bien sûr que la réalité est là et qu’elle n’est pas dénuée de sens. Mais la prétendue objectivité se résume trop souvent à cette formule définitive de Jean-Luc Godard : « Cinq minutes pour Hitler et cinq minutes pour les juifs. »

Pourquoi êtes-vous mordant ?

J’aime la provocation, qui est peut-être une forme de méchanceté, je n’en sais rien. Je n’aime par le kitsch, je n’aime pas la sentimentalité, c’est une perte de temps qui amollit le cerveau.

Seul votre père semble échapper à votre prétendue méchanceté…

Oui, totalement. Mon père fut l’équivalent, pour le cinéma, de ce que fut, pour le jazz, Louis Armstrong. Max Ophuls était très dur avec sa famille, souvent ignoble avec sa femme : sa chance, c’est qu’il baisait beaucoup. Il a traversé les courtes années de sa vie avec beaucoup de bonheur. Il avait un charme fou et fut toujours chéri. Et mon cœur continuera encore, pendant quelques années j’espère, à battre entre Madame de, qui est la perfection cinématographique, et Le Plaisir, qui s'avère un film d’une fantastique créativité.

Il disait que dans la vie, ne compte pas seulement la qualité mais la quantité. Il avait tellement plus de vitalité que moi. La vitalité, c’est aussi une forme de courage.

Vous habitez aujourd'hui les Pyrénées…

Qu’est-ce que je suis allé foutre là-bas, je vous le demande ?!

Retrouver le paysage qu’a vu votre père en quittant in extremis la France en 1940 ?

Oui, mon père, ma mère et moi. Les Pyrénées ont joué un rôle éminent dans la vie d’un grand nombre d’Européens : dans les deux sens, d’ailleurs, si l’on songe aux Espagnols fuyant le franquisme.

Vous n’en êtes pas tout à fait revenu…

J’ai une antipathie particulière pour le maréchal Pétain, plus encore que pour Pierre Laval, j’espère que dans Le Chagrin et la Pitié ça se sent, mais je n’en suis pas sûr. J’ai une sympathie particulière pour les résistants, qui le furent aussi parce qu’ils n’avaient rien à perdre : ce n’était pas des possédants. Pas forcément des humbles – regardez Emmanuel d'Astier de La Vigerie –, mais des êtres libres de leurs pensées, de leur mouvement.

Est-ce pour avoir été ballotté entre héroïsme et lâcheté que vous êtes un social-démocrate revendiqué ?

Si vous pensiez à une sorte de juste milieu, ce n’est pas l’attitude qui me convient – le juste milieu, pendant l’Occupation, c’était de ne rien faire. Alors vers quoi se tourner ? Le fameux précepte : qui n’est pas à gauche à 20 ans n’a pas de cœur, qui l’est encore à 40 n’a pas de tête ? C’est sans doute faux. Mais ce n’est pas si con pour autant !

 

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