Histoire du quinquennat

Hannah Arendt : Monde – Déserts – Oasis 1
Benoît Goetz
Chris Younès

 

 

Hannah Arendt n'a cessé de répéter qu'elle n'était pas philosophe, ni même seulement « philosophe politique », mais théoricienne du politique, ce qui n'est ni moins ni plus, mais autre chose. Étudiante auprès de Heidegger et de Jaspers, auteur d'une thèse sur saint Augustin, la proximité avec les plus grandes philosophies a en effet nourri chez elle une pensée politique originale et décisive pour notre temps. Elle a, la première, diagnostiqué la grande nouveauté des totalitarismes par rapport aux formes anciennes de despotisme et de tyrannie. Or, son analyse des totalitarismes est inséparable d'une définition de la condition politique humaine. Hannah Arendt n'est donc pas philosophe politique au sens où Platon, Aristote, Rousseau, Marx ont tous développé des analyses débouchant sur des programmes, projets ou utopies. Hannah Arendt ne propose que des analyses propres à préparer des formes de résistances face au pire, voir des possibilités de reconstruction d'une « vie politique » sans présager de ce qu'elle pourra être. Mais Hannah Arendt est profondément philosophe, malgré elle et « à son corps défendant » peut-être, dans la mesure où elle est une exploratrice de la « condition humaine » et où elle repère la dimension politique de cette condition. Condition n'est pas détermination. L'homme est capable de politique et il a besoin de politique pour devenir pleinement ce qu'il peut être. À la suite de Platon et Aristote, Arendt pense que la cité est le seul territoire où peut se déployer l'humanité de l'homme. Mais elle sait aussi, parce que son siècle, le XXe, le lui a appris, que l'homme peut se trouver singulièrement dépourvu de cette dimension politique et réduit à d'autres : travail et consommation.

Toute société n'est donc pas politique. La politique est rare, au sens géométrique du terme, car elle relève de l'événement et de la parole, de la revendication de la liberté, toutes « choses » qui ne sont pas des choses, et qui peuvent être oblitérées par le monde des choses, de la nécessité et de la réalité : de la société. L'espace politique s'ouvre donc exceptionnellement. Pour Arendt, la spatialité du politique n'est pas une métaphore. La politique prend naissance dans l'espace entre les hommes. La politique n'est pas consubstantielle à l'homme ou à l'humanité. C'est dire qu'on ne peut faire de la politique, mais que la politique résulte d'une certaine activité qui relève de l'espacement : ouverture d'un espace public, comparution, dont résulte le surgissement d'un Monde. Mais ce qui est le plus constant, c'est le « désert » des temps sombres. Et il ne s'agit pas forcément alors du désastre et de la désolation, de la catastrophe des totalitarismes. Non, il s'agit de l'interruption de la politique comme possibilité d'action et de parole, comme espace ouvert entre les hommes, comme Monde commun. Ou, plus précisément, de la clôture de cette possibilité d'interruption où réside le politique. On peut circuler dans le désert, traverser bien des déserts, mais il faut connaître la carte des oasis, oasis de l'art, de la pensée, de l'amour. L'oasis est l'espace privé où il est possible de se réfugier lorsque l'on traverse un trop long désert. L'oasis est un espace apolitique, mais il n'est pas en soi antipolitique. Arendt nous prévient : l'oasis ne doit pas être envisagée comme un refuge, faute de quoi on risque d'y laisser pénétrer le sable et ses tempêtes. Le pire est de laisser le désert envahir les oasis 2. Dans ce cas, le monde n'est plus seulement désertique, mais pure désolation, c'est-à-dire absence de tout monde, absence même de tout « chez-soi ». Alors surgit la catastrophe, et les pertes s'enchaînent : perte de la capacité de juger, de souffrir, de compatir et de condamner. Une oasis n'est donc pas un espace de détente et d'oubli. Arendt les compare à des « fontaines qui dispensent la vie » et qui nous permettent de vivre dans le désert sans se réconcilier avec lui. On comprend mieux alors la phrase de Nietzsche dans le Zarathoustra : « Malheur à qui protège un désert en lui ! », – alors même qu'Arendt lui reproche de situer le désert dans le Moi, tandis qu'il se situe dans l'absence d'entre-nous. La philosophie aide les hommes à supporter la condition désertique, elle entretient des oasis, mais jamais elle n'apprend aux hommes à se sentir bien dans le désert et à aimer le désert. Car c'est là le péril le plus grand : l'adaptation à la vie désertique, et la détestation des oasis. Le juste rapport aux oasis doit être centrifuge et non centripète. On abandonne une oasis pour reconquérir un peu de Monde, tandis qu'on se réfugie dans une oasis pour répudier le monde qu'on abandonne.

Le totalitarisme qui est une sorte de tempête de sable généralisée et permanente, n'admet pas l'existence des oasis. Mais la société de masse, déjà, ne leur est pas favorable. Si « les oasis constituent tous ces domaines de la vie qui existent indépendamment, ou tout au moins en grande partie indépendamment des circonstances politiques 3 » – et Arendt, encore une fois, évoque l'art, la pensée et l'amour –, on s'aperçoit que les tempêtes de sables ont vite fait de les engloutir. Seuls les artistes, dit Arendt, croient encore au monde. Dans les oasis de l'art, on croit encore en l'existence du monde. Pourquoi ? Parce que, extraordinaire hypothèse d'Arendt, la beauté et le jugement esthétique ouvrent un espace commun qui est sinon politique, du moins pré-politique. Avec la beauté c'est le monde qui apparaît, « le monde qui est habité par les hommes 4 ». En lisant Kant, Arendt découvre que la beauté est une condition d'habitabilité. Or la beauté est perçue par la pluralité des hommes. La beauté est politique. La beauté appartient au Monde, même si elle est perçue et habitée par la pluralité des hommes. Que signifierait un art qui aurait rompu avec la beauté ? Il serait le signe, sans doute, que le désert a encore gagné du terrain.

Le désert peut-il être beau ? Non il serait plutôt sublime, pour qui le traverse en amateur, pour quelques heures ou quelques jours. Le désert est l'inhabitable, là où aucun séjour autre que la pure et simple survie n'est envisageable. Dans le désert règne le seul souci de la vie organique et jamais celui de l'homme, des hommes. On comprend que le désert puisse devenir le lieu sans lieu d'une spiritualité supérieure. Le désert permet de s'absenter de ce qui fait l'essence même du politique : l'espace entre les hommes. Mais le règne du désert peut s'accommoder d'un très beau temps. Arendt évoque ces années d'après la Seconde Guerre mondiale où le monde apparaissait « avec une fraîcheur enfantine et terrible, suspendu dans le vide sans orbite 5 ».

Envisager la pensée d'Arendt spatialement, comme elle nous y encourage, c'est donc appréhender trois régimes d'étendue : le Monde (sur lequel nous allons immédiatement revenir), le Désert et les Oasis.

L'espace du politique comme comparution

Le Monde est l'ouverture d'un espace où les hommes peuvent s'entr'apparaître dans leur pluralité et se parler. Le Monde est un espace essentiellement politique, ou plus précisément, le monde surgit quand des hommes parviennent à agir et à parler politiquement. Voilà qui est très remarquable : tout se passe comme si un décor (au sens le plus noble du terme qui comporte l'idée de grandeur) ne devenait perceptible qu'au moment où des acteurs s'adressaient la parole. Or cela n'est pas constant. Comme les oasis, la politique est intervallaire. La politique n'existe pas toujours et partout. Elle n'a pas toujours existé et n'existera peut-être pas toujours (d'où les appréhensions propres à chaque désert : et si tout cela était fini ? ). Il ne faut donc pas confondre la politique avec les relations de domination, de soumission, les relations entre maîtres et esclaves, maîtres et valets (même si la politique a immanquablement à traiter avec cette dimension). Elle a son lieu entre les hommes. Elle est horizontale avant d'être verticale. Le Monde se définit par le séjour, l'habitabilité. Il offre, dit Arendt, aux mortels comme une patrie immortelle. Mais cette immortalité n'exclut pas une essentielle fragilité du monde. Le monde ne tient que par des œuvres, des ouvrages, des artefacts qui doivent être préservés et transmis (d'où l'importance qu'Arendt accorde à l'éducation). La futilité de la vie menace la fragilité des œuvres. Les œuvres ont pour fonction de faire tenir le monde en rappelant l'existence des actions et des paroles des hommes qui par définition sont volatiles et ne tiennent pas par elles-mêmes. On comprend alors que les oasis puissent contenir des œuvres et même les protéger pour un temps des tempêtes de sable. Les oasis ne sont pas des espaces politiques, cependant elles sont favorables au repli et à la résistance quand « le désert croît ».

Si territoire d'Hannah Arendt il y a, il doit moins être compris comme une étendue de terrain, un sol, une patrie, que comme un espace intermédiaire entre les hommes, qui constitue l'espace du politique en tant que tel. Il n'a lieu que parce que des hommes peuvent s'apparaître les uns aux autres dans leur pluralité et s'interpeller. C'est l'assemblée qui est politique. On peut reconnaître là une filiation à la fois rousseauiste et libertaire. L'assemblée précède la communication et ne se réduit pas à la communication. L'assemblée relève d'un apparaître et d'une reconnaissance de la pluralité. En cela, Arendt est absolument fidèle à une certaine phénoménologie. La pluralité des « silhouettes humaines » est garante de la réalité du monde. C'est dans la suspension du politique, retrait ou abolition, que s'origine l'expansion des déserts contemporains, processus qu'elle nomme « acosmisme », aliénation du monde, non pas celui des sphères célestes, mais celui de la pluralité humaine. Il n'y a de politique que parce que les hommes existent au pluriel. L' « Homme », comme entité générique, serait-il pourvu de « droits », n'est pas un concept politique.

Le territoire d'Hannah Arendt est donc aussi, par voie de conséquence, celui du langage. En effet, « dès que le rôle du langage est en jeu, le problème devient politique par définition, puisque c'est le langage qui fait de l'homme un animal politique 6. » C'est ce qui permet à la pluralité des hommes de se comprendre et de se partager dans l'interpellation. Alors un Monde surgit entre eux. Arendt compare ce Monde à une table dans la Condition de l'homme moderne. Car, comme une table, il est un artefact (ce que n'est pas la Terre). La table comme le monde à la fois relie et sépare les hommes 7. C'est l'ouverture d'un inter-esse ; voir même d'un dés-inter-essement, jeu de mot que crée Levinas, mais qui convient bien aussi à la pensée arendtienne. En effet dans cet inter-esse politique, les hommes se préoccupent d'autres choses que de leurs intérêts privés. L'espace politique est donc réunion et séparation. C'est la disparition du politique qui crée soit l'agglutinement autour d'une figure unique (la communauté autour de son chef) ou l'atomisation (chacun reclus dans l'idion de son espace privé). Arendt est ainsi fidèle à l' « insociable sociabilité des hommes » de Kant, – à propos de laquelle on ne reviendra jamais assez aujourd'hui. Jamais, en effet, la confusion n'a été si grande entre groupe social et entité politique, socialisation et politisation. L'adaptation à la société est conçue comme un devoir, et l'idée arendtienne (puis ricœurienne) selon laquelle l'éducation se doit aussi de « désadapter » du social, n'est pas loin d'être perçue comme gravement subversive.

Construire un monde commun

Il est donc permis de penser, à la suite de Hannah Arendt, une « architecture du politique », dans la mesure où le Monde est fait d'œuvres qui durent plus qu'une vie mortelle, telles une ville ou une place publique. Il faut penser cette architecture en termes d'espacement, et non en termes d'imposition pyramidale d'une archè. Cet espacement est anarchique, dans la mesure où il remet le principe en jeu. En revanche, considérer l'homme comme animal social c'est le réduire à l'espèce, c'est-à-dire à sa dimension purement biologique. L'opposition centrale à l'aliénation du monde moderne s'enracine dans une conception du monde comme commun, inspirée par la philosophie grecque (le xunon, le koinon, distincts de l'idion, du particulier). Sorti du cycle biologico-familial, le monde est pensé comme public 8. Une forte distinction est ainsi opérée entre espace public et espace privé, comme entre social et politique. Et c'est ici que l'enseignement d'Arendt peut intéresser au premier chef les « techniciens de l'espace », urbanistes et architectes. La société de masse où s'origine le totalitarisme n'est qu'une forme de vie organisée où les hommes ont perdu le commun, et donc la possibilité de se constituer comme êtres libres. Mais là encore, il ne faut pas confondre condition et détermination. Penseur de l'histoire, Arendt nous apprend que c'est l'événement qui éclaire son propre passé, bien loin que son propre passé ne l'explique. Il faut donc manier avec beaucoup de précautions la notion d'origine. La société de masse est cet absentement du monde et du commun, où le totalitarisme a pu trouver un terrain favorable. Faisant le procès du nihilisme moderne, Arendt s'est donc fortement engagée dans le souci du monde, l'amor mundi.

Dans le prologue de la Condition de l'homme moderne, une autre facette est développée par l'attention portée à la propriété qu'ont les hommes de penser et de créer. Partant du lancement sur orbite d'un satellite artificiel, elle interroge ce qu'elle appelle « la répudiation plus fatale encore d'une Terre-Mère de toute créature vivante », et « le désir d'échapper à l'emprisonnement terrestre ». En fait, sa position des plus affirmées va à l'encontre de ces orientations : « La Terre est la quintessence même de la condition humaine, et la nature terrestre pour autant que l'on sache, pourrait bien être la seule de l'univers à procurer aux humains un habitat où ils puissent se mouvoir et respirer sans effort et artifice. » L'homme œuvre donc pour que la Terre devienne sa patrie et pour la rendre habitable. L'œuvre poétique a, en particulier par la trace de parole qu'elle laisse, cette propriété de durer. Mais l'œuvre architecturale remplit cette même fonction : rendre la Terre habitable en bâtissant un Monde commun. Il faut bien comprendre la distinction Terre/Monde chez Arendt, qui ne recouvre pas exactement celle de Heidegger (mais c'est toute une question). La Terre est ce qui nous est premièrement donné 9. Mais la Terre n'est pas habitable en tant que telle. Cependant elle nous offre la possibilité de construire. Le Monde doit être construit et transmis. Le Monde est une tente sur la Terre. On peut employer ce terme de « tente » pour désigner toutes les œuvres de la culture, car, nous l'avons dit, le Monde est essentiellement fragile. Il doit sans cesse être entretenu, réparé, recommencé. La Terre, elle, semble hors de portée de toute destruction, mais pourtant elle peut, elle aussi, être délaissée, par exemple avec ce fantasme de la quitter. « Le berceau de l'humanité ne doit pas forcément devenir son tombeau » : formule inimaginable avant ce jour de 1957 qu'Arendt évoque dans le prologue de La Condition de l'homme moderne, où un objet terrestre, fait de main d'homme, fut lancé dans l'univers ; pendant des semaines, il gravita autour de la Terre conformément aux lois qui règlent le cours des corps célestes, le Soleil, la Lune, les étoiles… il put demeurer quelque temps dans le ciel ; il eut sa place et son chemin au voisinage des corps célestes comme s'ils l'avaient admis, à l'essai, dans leur sublime compagnie 10.

Arendt, comme Levinas, n'est pas technophobe, et ce n'est pas contre la très mal nommée « conquête de l'espace » qu'elle en a. Ce qui l'inquiète, c'est ce que révèle l'événement : un certain enthousiasme se propage qui s'origine dans un désir d'infidélité à la Terre. Voilà le plus inquiétant. Voilà un signe d'extension du désert.

Le concept du Monde est donc fondamental chez Hannah Arendt, au même titre que celui d' « espace public », et ils tendent à se confondre. Comme le souligne Myriam Revault d'Allonnes, le monde (abandonnons en l'occurrence la majuscule car il s'agit maintenant d'un monde propre au début du siècle dernier), le monde pour Arendt, n'a jamais été un lieu d'enracinement, un séjour, mais bien plutôt un champ de bataille. Née à Hanovre en 1906, elle s'exile d'abord en France en 1933, puis en 1940 aux États-Unis, où en 1951 elle a obtenu la nationalité américaine 11. Elle appartient à une génération de juifs allemands déracinés, comme Brecht et comme Benjamin qui, lui, aura moins de chance dans son exil, et sur lesquels elle écrira de magnifiques pages dans ses Vies politiques 12. Les catastrophes constituent l'arrière-fond de son existence. Et ce sont ces catastrophes qu'elle a tenté de comprendre. Voilà pourquoi, sans doute, elle se veut rebelle à toute « philosophie politique » incapable de « penser l'événement ». L'événement ne tombe pas du ciel, il résulte de « ce que nous faisons ». Et la Condition de l'homme moderne est une analyse des trois grands registres du « faire » au sens très large, des trois grands modes d'activités qui appartiennent à l'humanité : l'action, la fabrication et le travail. C'est aussi un grand livre sur l'espace public et donc un traité fondamental de théorie politique. Elle réservera pour finir ses derniers ouvrages à ce qui n'est ni action, ni fabrication, ni travail, mais pensée. La pensée a son lieu nulle part, elle n'est pas politique (et c'est pourquoi Arendt nous dit que l'expression de « philosophie politique » est à la limite du non-sens). La pensée est solitaire et sans territoire. Si le politique se situe dans un inter-esse, la pensée n'a lieu que « par soi-même », et, fidèle aux Lumières, Arendt rappelle qu'elle est avant tout affaire de courage. Sapere aude ! pour reprendre la célèbre formule de Kant. Penser se situe peut-être hors du Monde, mais penser n'a pas d'autre sens que celui de résister à la désolation (concept arendtien qui désigne cette perte du moi et du soi, et – littéralement – du sol que produit le totalitarisme). On voit donc la complexité d'une pensée qui affirme à la fois le caractère non politique de la pensée, toujours solitaire, et le lien essentiel que toute pensée entretient avec la résistance au désert de la désolation. On se souvient que « la banalité du mal » ne se situe pas ailleurs que dans l'absence totale de pensée, ce qui ne veut pas dire de savoir ni même peut-être de culture.

C'est l'agir ensemble dans un espace public où les hommes s'entr'apparaissent, qui est la condition phénoménale du politique. Il s'agit de penser une politique ou une archi-politique fondée sur l'apparition par l'action et la parole. D'une politique donc que rien ne fonde qu'elle-même, et son geste instaurateur. Il y a bien sûr toujours des contraintes, du pouvoir et de la domination, qui restent inséparables pour nous de l'idée même de politique. Mais il est arbitraire et néfaste de réduire la politique à cette dimension (car ce serait encourager, comme on le voit très souvent, à une fuite du politique, à une prétendue sortie du politique). Il y a dans le politique une dimension qui relève d'un vouloir vivre ensemble (expression à la mode mais à laquelle Arendt donne un sens rigoureux). Tandis que la plupart des figures traditionnelles de la philosophie politique mettent en avant une domination légitime (en un sens de l'archè : des meilleurs, des riches, du peuple, du prolétariat, etc.) Le consentement et le désir, la volonté d'un « vivre ensemble », selon Arendt, précèdent toute institution politique – et c'est cela qui reste largement oublié. Il n'est pas étonnant que la condition primordiale d'un monde partagé soit oubliée. Cette expérience ne se laisse appréhender qu'en pointillés : expérience de la cité grecque, expérience de la Révolution française, Budapest (1956), résistance au nazisme, désobéissance civile. Tels sont les lieux et moments où le politique surgit au grand jour. En fait comme les oasis, avec lesquelles on ne les confondra pas, les événements politiques sont discontinus. L'espace arendtien est essentiellement discontinu. Dans tout événement politique, il s'agit toujours d'une contestation de la domination et du pouvoir, à partir de l'invention d'un espace commun où surgit chaque fois un monde entre des hommes qui s'aperçoivent eux-mêmes dans leur pluralité. On notera qu'il ne s'agit jamais pour Arendt de considérer ces événements comme des modèles ou des paradigmes. On a trop souvent voulu faire croire, avec beaucoup de mauvaise foi, qu'Arendt nous invitait à retourner au modèle grec de la Polis. Non, – là s'est ouvert un événement politique effectivement inaugural. Mais il ne s'agit pas de le rejouer (en farce, comme dit Marx), mais de le répéter dans l'inconnu d'une configuration à venir. On comprendra donc que le « vivre ensemble » arendtien n'est pas synonyme de la compacité que suggèrent des mots d'ordre contemporains comme : « tous ensemble – tous ensemble ! » – et on comprendra aussi qu'il y a loin entre la pensée arendtienne et l'apologie commune de la démocratie parlementaire. L'ensemble arendtien est pluriel et actuel. Il se tient là avec la consistance propre et irremplaçable de l'événement. L'occultation de cette pluralité est sans doute manifestation d'un retrait du politique.

Or si cette apparition de la pluralité est rare et ponctuelle, le problème est de savoir comment ne pas perdre ne serait-ce que le souvenir de ces événements. Par définition, nous prévient Arendt dans la Condition de l'homme moderne, paroles et actions, sont volatiles. D'où la nécessité politique de l'œuvre. En citant le début de l'Enquête d'Hérodote, Arendt rappelle que l'œuvre est là pour conserver ce qu'il y a eu de grand dans les paroles et les actions des hommes, seraient-ils « barbares ». Paul Ricœur qui préface la Condition de l'homme moderne a sans doute puisé là (autant que chez Aristote) une de ses intuitions sur le caractère fondamental de la mise en récit. Il s'agit en fait de faire tenir la permanence d'un monde commun. Et Hannah Arendt situe la permanence dans l'œuvre, « patrie immortelle des mortels ». Nous revenons ici à la problématique du territoire qui suppose quelque mode de spatialisation. Paroles et actions supposent un espace qui, même s'il provient d'elles-mêmes, demande à pouvoir se déployer in concreto. Tandis que la pensée peut avoir son lieu nulle part 13, la parole et l'action ont besoin d'espace non seulement pour se déployer et se faire entendre, mais aussi pour se conserver, se « mémoriser ». Non pas pour se « muséifier », mais pour continuer à entretenir cette possibilité rare d'action qui est le trésor le plus fragile de la condition de l'homme 14. Il y a un feu à entretenir, de la liberté, de la parole et de l'action, et c'est pourquoi il faut empêcher la ville de se muséifier en interdisant la possibilité même du commun. Quiconque est un peu informé des questions urbaines aujourd'hui verra à quoi nous faisons allusion (quartiers réservés et privatisés, « gentrification », etc.) On s'aperçoit alors de l'importance de l'espace pour préserver la durée, la longue durée du politique. Qu'est-ce qui fait la permanence d'un monde commun ? Non pas au sens d'immuabilité mais de transmission ? Arendt est à l'origine d'une profonde méditation sur la transmission que l'on réfère généralement, à juste titre, à son article sur « La crise de l'éducation » compris dans le recueil d' « exercice de pensée politique » intitulé La Crise de la culture. La nativité de l'homme (et non sa mortalité) contraint à transmettre quelque chose aux nouveaux (aux générations qui viennent). Car il faut préserver les enfants de la brutalité du monde, mais nous devons aussi préserver le monde de la fraîche et cruelle innocence des enfants. Non pas, encore une fois, par attachement à un Musée des grandeurs perdues, comme le donnent à penser certains « conservateurs » 15, mais simplement (bien que cela ne soit pas facile) pour préserver la possibilité de l'action et le surgissement de quelque chose qui pourrait être véritablement neuf. C'est en ce sens qu'il faut comprendre la formule si souvent mal interprétée selon laquelle, en matière d'éducation, les conservateurs sont les véritables révolutionnaires. Il faut préserver des possibilités de monde, des mondes potentiels et surtout pas les défroques des identités vacantes. Le paradoxe est qu'il faut donc transformer en œuvre (architecturale, urbaine, poétique, littéraire) ce qui par essence n'est pas œuvre : paroles et actions. Paul Ricœur se ressaisira également de cette idée profonde en insistant sur le fait que la matière du récit – vie et événement – n'est pas de l'ordre du récit. Si je conçois ma vie comme un récit, je la réifie. En revanche il me faut les récits, les récits innombrables, pour préserver mes possibilités de vie et essentiellement cette part précieuse et rare de ma vie : mes vies politiques. Agir n'est pas poétiser, mais la poésie est essentielle pour préserver les possibilités de vie. Que serait une vie politique contemporaine sans Lautréamont et Rimbaud ( « Changer la vie ») ?

L'apport politique des Grecs et des Romains

Les Grecs ont inventé la cité, la polis, pour préserver des conditions politiques d'existence. La polis est le premier espace 16 du politique, le trésor que beaucoup ont cherché à recueillir, Jean-Pierre Vernant par exemple, et Arendt elle-même. Contrairement à de multiples contresens, très courants, provenant de ceux qui reprochent à Arendt son prétendu conservatisme, la nostalgie n'a rien ici d'essentiel (même si on peut parfois s'autoriser une petite goutte de nostalgie, il n'y a pas d'interdit fondamental). Il s'agit de pas oublier que la chose commune, le pouvoir, l'archè ont été déposés au milieu. Or, en régime sociétal oligarchique, tout le monde situe le pouvoir très loin de lui dans les scintillements du spectacle. L'invention des Grecs a été de conserver la mémoire de la mise au milieu du sceptre de l'archè. C'est ce qui est au fondement de la cité : une mémoire organisée, mémoire vive, – mémoire constituée de récits historiques sublimes et d'architectures et de sculptures, dont il nous reste aujourd'hui encore quelque chose d'essentiel. Ce territoire est donc davantage politique que géographique (ce que nous cherchons à démontrer). Polis n'est pas exactement astu, la cité, la ville, au sens urbain du terme, mais bien plutôt nomos : espace ouvert et couvert par la loi. Mais il serait faux de soutenir qu'elle n'a pas d'attaches purement empiriques, artistiques et urbaines. Ce territoire politique est donc empirico-transcendantal. Ce sont les Athéniens qui font Athènes, mais Athènes est aussi ce qui fait les Athéniens. Comment expliquer sinon l'attachement de philosophes, et du premier d'entre eux, Socrate, à la cité d'Athènes 17. L'espace public transcende le territoire, mais il construit du territoire, ce qui reste visible aujourd'hui quand nous apercevons, dans le tracé des plans des anciennes cités, ce curieux vide nommé « agora ».

Quel est alors l'apport politique et « territorial » des Romains, la seconde source du politique selon Hannah Arendt ? Les Romains ont été des fondateurs – fondateurs de Rome et de la res publica, fondateurs de l'Empire. Ils inventent alors un autre espace politique, celui de la tradition et de l'autorité, de la tradition comme autorité. Ab urbe condita : depuis les fondations de la ville. « Fondere » veut dire à la fois fonder et enfouir, cacher, enterrer, c'est dire que l'acte de fonder garde en lui quelque chose de mystérieux. Les Romains ne conservent pas seulement la mémoire, ils ajoutent et augmentent (ils « autorisent » : augere =augmenter), de sorte que la fondation peut donner naissance à un empire chrétien où le politique va vivre d'autres aventures. Il faut noter alors, comme nous le rappelle Myriam Revault d'Allonnes, la distinction entre polis et urbs. La « polis » est plurielle. Il y a des cités. Elles se font la guerre. Alors que la ville (Urbs) est unique. L'acte de fondation n'est pas susceptible de répétition. Il y a une énergie initiale de fondation qui ne peut qu'être renforcée par sa continuation temporelle. C'est ce qui explique sans doute l'étrange admiration d'Hannah Arendt pour la pensée politique des Romains. Ils ont su autrement que les Grecs objectiver l'action politique. Or nous avons vu que l'action politique, qui n'est pas objective (mais plutôt subjective comme le jugement esthétique 18), doit nécessairement, sauf à se perdre dans le temps, être de quelque façon objectivée. Il lui faut pouvoir être éprouvée dans la durée. L'autorité (auctoritas) est condition de transmission. Les Romains, lecteurs et traducteurs des Grecs, ont été les inventeurs et fondateurs de l'éducation humaniste que nous voyons disparaître aujourd'hui comme une peau de chagrin. Les Romains, les fondateurs, ont aussi inventé le principe de secondarité (selon l'expression de Rémi Brague). Nous sommes les premiers, et pourrons le demeurer, parce que nous ne sommes pas exactement les premiers. Les Romains ont donc inventé une manière extraordinaire de durer et donc aussi de s'expanser ( « avancer comme une légion romaine » : fameuse invention de territoire ! ) Les Grecs dans leurs cités étaient plus dispersés malgré leurs réunions gymniques, théâtrales et religieuses périodiques.

L'appartenance au Monde

Nous habitons encore de quelque façon ces territoires anciens, nous les « très tard-venus », mais nous savons aussi que ces territoires touchent à leurs fins. Et c'est là ce qu'Arendt nomme « Modernité ». On peut ainsi penser l'histoire en fonction de « naissances d'espaces » : « territoires du politique ». Elle voit la Modernité comme la perte d'une tradition qui fait autorité. Pour citer une phrase de Tocqueville qui lui est chère, on peut dire que « le passé n'éclairant plus l'avenir, l'esprit marche dans les ténèbres ». La durée n'est plus homogène mais brisée, battue en brèche par les Révolutions. La Modernité, c'est le temps des Révolutions. Mais les Révolutions dans un temps brisé, du fond même d'une brèche, sont un autre mode d'invention du politique. Elles sont d'autres trésors et d'autres oasis. Dans l'expérience même du déracinement, nous sommes préservés de la désolation par l'amor mundi. Le monde, rappelons-le, n'est pas une situation cosmique mais l'espace « entre les hommes ». Cela aucune désolation, aucune déréliction, même si « le désert croît », ne peut le faire disparaître à jamais. Même si cela peut s'éclipser très longtemps. Le retrait du monde, c'est-à-dire l'incapacité politique, doit d'abord être perçu en tant que tel. La jubilation contemporaine, d'un retrait, symétrique au retrait du monde, dans la sphère privée, ne doit pas faire illusion. Il faut s'apercevoir que quelque chose manque, et cela ne va pas de soi. Par définition, ce qui manque totalement ne manque pas. Tel est le paradoxe platonicien de la connaissance et de l'amour. Il faut avoir encore un peu ce dont on est déjà privé. En cela, comme nous le disions, la pensée elle-même est acte de résistance. Un livre est un objet qui vient de loin. Il témoigne déjà d'un monde non entièrement encore perdu. Et le privé aussi est le lieu d'une ancienne, d'une antique distinction. Et si les murs du privé venaient d'être récemment percés comme jamais ? Une architecture du commun, une politique seraient-elles encore envisageables ? Nous n'avons aucune raison de sombrer dans des âneries optimistes et pessimistes. Nous pouvons néanmoins séjourner pour un temps, et pour longtemps encore, dans l'oasis de l'inquiétude. Nous pouvons aller au cinéma (pas n'importe lequel) qui, selon Deleuze, nous permet parfois de croire encore au monde 19. Au moment où on nous suggère de rester bien au chaud chez nous (pour ceux à qui est cela est possible) tout en contemplant avec compassion la misère des « autres mondes », l'honneur de la pensée est de considérer qu'il n'y a qu'un monde et que celui qu'on nous fabrique, le vrai et le faux comme une seule et même réalité, est abject. Les « ébranlés » d'aujourd'hui réclament moins la compassion, l'amour (qui n'est pas pour Arendt un sentiment politique 20), que l'appartenance à un monde commun 21. Sans doute réclament-ils un territoire. Un territoire plus habitable que le bois de Vincennes en hiver pour les sans-abri, ou la bande de Gaza en toutes saisons. Et s'il est question de confort et d'habitabilité au premier chef, nous avons essayé de dire que cette dimension n'est pas séparable de l'accès à un monde d'apparition. A-t-on réfléchi à ce qu'on veut dire quand on répète mécaniquement qu'un « terroriste » est d'abord en quête d'un espace d'apparition ?

Que faire dans une « époque de désert », et pire encore de « désertification » accélérée ? C'est ce que nous nous demandons en cherchant la direction d'anciennes oasis… Hannah Arendt est, de ce point de vue, une extraordinaire cartographe. Et si nous sommes complètement perdus et désorientés, nous reprendrons pied et retrouverons un sol en lisant ce fragment du Journal de Pensée récemment paru en français, où Arendt se révèle comme la grande Philosophe qu'elle n'a jamais cessé d'être :

Il semble que ne nous soient données d'une manière générale que : la Terre pour nous offrir une place où dresser nos tentes au sein de l'univers (donc l'espace) ; la vie en tant qu'intervalle de temps pour notre séjour (donc le temps) ; et la « raison » tout d'abord pour nous guider, pour que nous nous établissions ici pendant un moment comme si nous y étions chez nous, puis, lorsque nous nous sommes finalement procuré ce séjour, pour finir par nous émerveiller du fait qu'il existe en général quelque chose comme la Terre, l'univers, la vie et l'homme. Avec la meilleure volonté du monde, on ne saurait deviner aucune autre « fin » à partir de toute cette organisation. (septembre 1951) 22.

Benoît Goetz

Chris Younès


[ 1] Nous nous référons largement ici de la conférence donnée le 7 novembre 2007 par Madame Myriam Revault d’Allonnes dans le cycle « Le territoire des philosophes » à l’origine de ce volume. Qu’elle soit remerciée pour sa contribution essentielle. Nous parlons cependant ici en suivant notre ligne propre d’interprétation, et ne prétendons pas à une fidélité constante par rapport à Madame Revault d’Allonnes qui est certainement la lectrice française la plus autorisée et la plus pertinente de l’œuvre d’Hannah Arendt.

[ 2] Arendt évoque cette image qui est sans doute plus qu’une image (en en attribuant la paternité à Nietzsche) à travers toute son œuvre, de manière sporadique et allusive. On trouve un développement plus complet à ce sujet dans la conclusion d’un cours donné à Berkeley en 1955 ; on en trouve la traduction française in Qu’est-ce que la politique ? , texte établi et commenté par Ursula Ludz, traduction de l’allemand et préface de Sylvie Courtine-Denamy, Seuil, 1995, p. 136. En 1955, il y a plus d’un demi-siècle, Arendt écrivait donc dans ces notes en vue de la conclusion du cours sur la politique : « Le désert est le monde dans les conditions duquel nous nous mouvons », Ibid.

[ 3] Ibid., p. 137-138.

[ 4] Cf. H. Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, suivi de deux essais interprétatifs par Ronald Beiner et Myriam Revault d’Allonnes, traduit de l’anglais par Myriam Revault d’Allonnes, Seuil, 1991. Dans le cours sur la politique, Arendt écrit : « lorsque nous partons de l’art, des oasis, pour nous aventurer dans le désert, ou plus exactement pour refouler le désert, nous pouvons toujours nous référer à Kant dont la véritable philosophie politique se trouve dans la Critique de la faculté de juger et a jailli du phénomène du Beau. » Qu’est-ce que la politique, op. cit., p. 200.

[ 5] H. Arendt, Vies Politiques (Men in Dark Times), Gallimard, Paris, 1974, p. 218.

[ 6] H. Arendt, Condition de l’homme moderne [The Human Condition, 1958], Calmann-Lévy, Paris, 1983, prologue, p. 32-39. Le titre français la condition humaine était déjà pris, mais de fait, dans cet ouvrage, il ne s’agit pas seulement de l’homme moderne. Il s’agit d’un véritable traité d’anthropologie philosophique historique. L’homme moderne surgit à la suite d’une longue histoire. C’est un « tard venu ».

[ 7] « Le domaine public, monde commun, nous rassemble mais aussi nous empêche, pour ainsi dire de tomber les uns sur les autres. Ce qui rend la société de masse si difficile à supporter, ce n’est pas, principalement du moins, le nombre de gens ; c’est que le monde qui est entre eux n’a plus le pouvoir de les rassembler, de les relier, ni de les séparer. Etrange situation qui évoque une séance de spiritisme au cours de laquelle les adeptes, victimes d’un tour de magie, verraient leur table soudain disparaître, les personnes assises les unes en face des autres n’étant plus séparées, mais n’étant plus reliées non plus, par quoi que ce soit de tangible. », Ibid., p. 92-93.

[ 8] H. Arendt, « Qu’est-ce que la liberté », in La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, [Between Past and Future. Eight Exercises in Political Thought, 1968] Gallimard, Paris, 1972.

[ 9] Cf. La citation du Journal de pensée de Hannah Arendt à la fin du présent article.

[ 10] Condition de l’Homme moderne, op. cit., p. 33.

[ 11] On trouve de très belles pages de descriptions et de méditation à propos de la tombe d’Hannah Arendt sur le campus de Bard Gollege, dans L’heure du crime et le temps de l’œuvre d’art, de Peter Sloterdijk, Calmann-Lévy, 2000.

[ 12] H. Arendt, Vies Politiques (Men in Dark Times), Gallimard, Paris, 1974.

[ 13] Arendt appuie cette affirmation qui peut être discutée ou déconstruite, en citant une phrase du Protreptique d’Aristote.

[ 14] Nous faisons allusion ici au livre fondamental d’Étienne Tassin, Le trésor perdu – Hannah Arendt, l’intelligence de l’action politique, Payot, Paris, 1999. Ce motif du « trésor » provient d’un aphorisme des Feuillets d’Hypnos de René Char, commenté par Arendt dans la préface de La Crise de la Culture : « Si j’en réchappe, je sais que je devrai rompre avec l’arôme de ces années essentielles, rejeter (non refouler) silencieusement loin de moi mon trésor ». Les résistants « avaient pris l’initiative en main et par conséquent, sans le savoir ni même le remarquer, avaient commencé à créer un espace public entre eux où la liberté pouvait apparaître. » La Crise de la Culture, Folio/essais, p. 12. « … l’histoire la plus intime de l’âge moderne, pourrait être racontée sous la forme d’une parabole comme la légende d’un trésor sans âge qui, dans les circonstances les plus diverses apparaît brusquement, à l’improviste, et disparaît de nouveau dans d’autres conditions mystérieuses, comme s’il était une fée Morgane. » Ibid., p. 13.

[ 15] Et nous ne pensons aucunement ici à Alain Finkielkraut qui est un des rares qui se servent le plus pertinemment d’Arendt pour penser le monde d’aujourd’hui. Nous pensons à un « conservatisme » plus proche du pouvoir, peut-être au pouvoir lui-même, qui, à l’heure où nous écrivons, fait donner par surprise chiens et policiers dans des classes de collège, tandis qu’il enferme de grands adolescents suspects de vouloir arrêter des trains à grandes vitesses parce qu’on les a repérés dépourvus de téléphones portables. À quand la mise en examen d’un universitaire qui ne paierait pas la redevance audiovisuelle parce qu’il se trouve être dépourvu de poste de télévision ?

[ 16] « Ce qui est décisif pour cette liberté politique, c’est qu’elle est liée à un espace. Celui qui abandonne sa polis, ou qui en est banni, perd non seulement sa patrie ou la terre de ses ancêtres, mais il perd aussi le seul espace où il pouvait être libre ; il perd la société de ses pairs », Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ? Seuil, Paris, 1995, p. 58.

[ 17] Il est vrai que Socrate, comme on le lit au début du Phèdre, n’est attaché à sa cité que parce que c’est là que l’on peut trouver des hommes à qui parler, parler à des hommes. Athènes est pour lui un « espace commun » tout en étant pour lui « sa » cité incomparable.

[ 18] Hannah Arendt, répétons-le, a eu le génie de trouver un Kant politique dans la troisième Critique de Kant. Cf. Juger. Sur la philosophie politique de Kant, traduction française et essai de Myriam Revault d’Allonnes, Seuil, 1991.

[ 19] Cf. Gilles Deleuze, L’image-mouvement. Cinéma 1, Minuit, 1983, et L’image-temps. Cinéma 2, Minuit, 1985.

[ 20] Nous renvoyons ici à l’ouvrage fondamental de Myriam Revault d’Allonnes, qui comprend une lecture du thème de la compassion chez Arendt : L’Homme compassionnel, Seuil, Paris, 2008. Le sentiment politique est l’amitié, la philia, qui n’est pas séparable de l’amour du monde.

[ 21] Nous pensons ici à l’expression de Ian Patocka, « la solidarité des ébranlés », que Myriam Revault d’Allonnes nous a remis en mémoire lors de sa conférence.

[ 22] Journal de pensée [1950-1973], Cahier VI, Seuil, 2005, p. 150.