Chronique du quinquennat

"La droite répète : 'Nos valeurs, nos valeurs'. Mais lesquelles ?"
Le Monde 26 juil 2012

 

Après sa série d'échecs électoraux, la droite sort divisée sur le bilan du sarkozysme, sans socle commun, sous pression des idées du Front national. Comment peut-elle se reconstruire, sur la base de quelles "valeurs" ? L'historien Michel Winock, spécialiste de l'histoire de la République française, montre le difficile travail de clarification qui l'attend.

En cinq ans, la droite a perdu l'Elysée, Matignon, l'Assemblée, le Sénat, les régions, etc. Cela résume-t-il l'"inventaire" de la présidence de Nicolas Sarkozy ?

La responsabilité de Nicolas Sarkozy dans les échecs électoraux de l'UMP n'est pas la seule, mais elle n'est pas douteuse. Dans un premier temps, son dynamisme et sa détermination ont séduit, après douze ans d'immobilisme. Très vite, cependant, l'opinion s'est rendu compte qu'il y avait dans cet activisme beaucoup de bluff, d'opportunisme et de projets sans lendemain. Où allait-il, ce président ? Où voulait-il mener la France ? Le style Sarkozy s'est apparenté à de l'agitation, sans véritable horizon.

Ce fut un malheur pour lui, évidemment, de voir ses promesses cassées par la crise financière et économique. Mais, dès avant 2008, la soirée inaugurale au Fouquet's et le bouclier fiscal l'avaient catalogué : il était le président des riches. Juste ou injuste, ce jugement s'est immédiatement imposé.

Tout n'est pas négatif cependant, dans ce bilan...

Les réformes positives ne manquent pas, mais il n'a pas su les mettre en valeur. Dans la crise de 2008, il a fait montre d'énergie et d'initiative, mais sans jamais inscrire son action à long terme. Il s'est montré un bon sapeur-pompier mais jamais un éclaireur d'avenir. Son caractère impulsif, son défaut de civilité, ses multiples dérapages, le manque d'égards et de réserve qu'implique la fonction présidentielle ont fait le reste.

L'UMP a choisi de régler d'abord la question de qui va la diriger. Comme si le choix du chef était le préalable à tous les autres...

La droite, comme la gauche, est tributaire des institutions de la Ve République et de l'élection présidentielle au suffrage universel. Qu'on le veuille ou non, l'individualité qui mènera la bataille prime sur le reste. On a beau dire "d'abord un programme !", le préalable de la désignation du chef s'impose. Il existe cependant une différence historique entre droite et gauche. Dans sa culture, la gauche n'a jamais aimé les "chefs". Elle s'est toujours, au moins en théorie, opposée au pouvoir personnel, trop d'expériences démocratiques passées ayant été brisées par l'avènement de l'"homme providentiel", le coup d'Etat, l'héritage d'un bonapartisme dont le gaullisme a été l'ultime avatar.

Rappelons-nous qu'au début d'une IIIe République les radicaux, Clemenceau en tête, refusaient l'institution même d'un président de la République. Il lui a fallu Mitterrand, qui venait de la droite, pour changer quelque peu d'attitude. La droite, elle, ne partage pas cette gêne. Elle a été monarchique, bonapartiste, boulangiste, pétainiste et gaulliste, autant de traditions dans lesquelles l'existence d'un leader incontesté est la clé de voûte de l'action. La défaite de Nicolas Sarkozy l'amène tout naturellement à lui chercher un successeur, sans délai.

Le débat sur la doctrine s'engage de façon très floue. Est-ce parce que le propre de la droite est de ne pas en avoir ?

Dans l'Histoire, la droite n'a pas été sans doctrine ni sans idées, mais ce sont des idées aujourd'hui vaincues. La droite a fait siennes les victoires de la gauche, le suffrage universel, les droits de l'homme, les libertés publiques, le divorce, le rejet du racisme et de l'antisémitisme, la justice sociale, l'émancipation des femmes, même si cela n'a pas toujours été sans résistances, comme en témoigne le vote sur l'interruption volontaire de grossesse en 1975, acquis grâce à l'appui de la gauche. Du coup, la droite contemporaine est coupée de son passé ; elle ne revendique pas les idées qui furent celles d'une droite aujourd'hui obsolète. C'est une force en même temps qu'une faiblesse.

Une force, parce qu'elle permet à l'homme politique de droite une souplesse d'attitude qui manque parfois cruellement à la gauche, souvent embarrassée par un héritage révolutionnaire qu'elle ne voudrait pas "trahir". Mais c'est aussi une faiblesse, parce qu'elle ne peut revendiquer aucune tradition et, contrairement à la gauche, aucune figure tutélaire. A l'exception, et encore, du gaullisme, qui paraît déjà d'un autre âge.

Nicolas Sarkozy voulait justement moderniser la droite...

Nicolas Sarkozy a été le premier président de la Ve République à se réclamer de la "droite républicaine". C'était faire preuve de modernité contre les illusions du "rassemblement" gaulliste. Mais, en aucun cas, il n'a voulu ou su définir ce qu'il entendait par droite républicaine. Bref, la doctrine reste à construire. Ce sera une obligation pour l'UMP, qui ne peut se contenter d'être l'"antigauche".

Tous les responsables de l'UMP n'ont aujourd'hui que le mot "valeurs" à la bouche. Que peut-on entendre par là ?

Pour l'instant, personne n'a vraiment fait la démarche d'expliciter ces valeurs. C'est d'autant plus étonnant que l'Histoire permet de discerner de solides points d'appui. La première vocation de la droite est la défense de l'autorité de l'Etat, sur le plan intérieur (l'ordre, la sécurité...) autant qu'extérieur (défense, diplomatie...). La deuxième vocation est l'affirmation de l'impératif de la production, avant la consommation et l'égalité sociale. La troisième, enfin, est un certain conservatisme des moeurs où se retrouve la trace de l'influence catholique ; à cet égard, ce n'est pas un hasard si la question du mariage homosexuel et de l'homoparentalité est un vrai point de divergence avec la gauche.

Ces trois axes - complétés par l'impératif de l'intégration européenne - permettraient à la droite de construire un canevas de doctrine contemporaine. Mais elle n'en fait rien, se contentant de répéter "nos valeurs, nos valeurs"...

Pourquoi, selon vous ?

Bâtir une doctrine suppose une assez grande unité de vues ; or la droite reste partagée entre différents courants héritiers des démocrates-chrétiens, du gaullisme ou des modérés descendant de Raymond Poincaré [homme d'Etat français, 1860-1934]. Sans parler de la concurrence de l'extrême droite. En outre, la dimension intellectuelle du pouvoir l'intéresse peu. Au fond, la droite exerce le pouvoir comme Monsieur Jourdain fait de la prose. Dès lors que le gouvernement du pays lui apparaît comme sa place légitime (à l'inverse de la gauche qui n'y serait jamais que par parenthèses ou par "effraction"), pourquoi aurait-elle besoin d'expliquer au nom de quoi ?

Vous évoquez la diversité persistante de la droite. L'UMP a-t-elle échoué à rassembler tous ses courants ?

Un grand mérite de Sarkozy est d'avoir su fédérer les diverses droites de gouvernement dans une seule organisation. Aujourd'hui, cette unité fait problème, car les composantes de l'UMP ne semblent plus à l'unisson. La tendance modérée, plus ou moins issue de la démocratie chrétienne et du centrisme, ne s'accorde pas avec la radicalisation de la tendance "populaire".

L'influence du Front national (FN) exerce une pression sur une partie importante de l'UMP. Depuis le discours de Grenoble de juillet 2010, ce discours sur l'immigration si peu conforme à l'Etat de droit, on a observé un rapprochement avec la thématique du FN, que la campagne présidentielle a confirmé. C'était d'abord tactique (récupérer les électeurs de Le Pen que Sarkozy avait su gagner en 2007), mais cette thématique n'en répond pas moins à une demande d'une partie de l'opinion de droite et de certains élus.

Iront-ils jusqu'à s'allier avec le FN ?

Les sondages ont révélé qu'une forte minorité des électeurs de l'UMP, voire une majorité, étaient d'accord avec des alliances éventuelles avec le parti de Marine Le Pen. Pour le second tour des dernières législatives, les responsables de l'UMP - aussi bien François Fillon que Jean-François Copé - ont décrété un "ni-ni" (ni désistement en faveur d'un candidat de gauche, ni désistement en faveur d'un candidat frontiste) qui révèle déjà la faille dans la doctrine "républicaine".

Pour une Nathalie Kosciusko-Morizet ou une Roselyne Bachelot, déterminées explicitement à voter pour un socialiste pour éviter l'élection d'un candidat du FN, une Nadine Morano n'a pas hésité à prêcher le ralliement des électeurs lepénistes dans Minute [hebdomadaire d'extrême droite] : ces deux extrêmes montrent bien le défaut de consensus "républicain" au sein de l'UMP. Refaire l'unité du parti sur un fonds de valeurs communes devient bien une tâche urgente.

L'attitude à l'égard du FN est donc aujourd'hui une pierre de touche pour l'UMP ?

Le dilemme est certain. Si l'on regarde au-delà des frontières, nombre de partis de droite n'ont pas hésité à conclure des alliances avec les partis populistes, en Italie, en Autriche... Dès lors, il est permis de penser que l'UMP pourrait les imiter, d'autant que le Centre a cessé d'être une force d'appoint suffisante pour elle. Mais une telle démarche comporte un vrai risque, qui serait précisément la recomposition d'un Centre renforcé par tous les réfractaires de l'alliance avec le FN.

Malgré les efforts ou les ruses de Marine Le Pen, son parti reste encore marqué historiquement par l'héritage du père, dont les idées néopétainistes, antidémocratiques, xénophobes, antisémites, antigaullistes sont un repoussoir pour beaucoup. Les convictions affirmées du FN contre l'euro et contre l'Europe, pour la fermeture des frontières et le protectionnisme ne peuvent faciliter davantage le rapprochement. On peut deviner que celui-ci, s'il a lieu, sera plus feutré qu'éclatant, sur la base d'accords électoraux plus que sur celle d'un "programme commun de gouvernement".

L'extrême droite ne joue-t-elle pas un rôle similaire à celui de l'extrême gauche vis-à-vis de la gauche : celui de censeur de la "mollesse" de la droite ?

Ce constat me paraît juste. Si la gauche radicale a longtemps empêtré l'action du Parti socialiste, elle n'exerce plus aujourd'hui la même pression. L'échec de Jean-Luc Mélenchon en témoigne. Quand les premières références de la nouvelle majorité s'appellent Jules Ferry (François Hollande) ou Georges Clemenceau (Manuel Valls), nous pouvons mesurer l'évolution depuis le fameux discours de Mitterrand de 1971 sur la rupture avec le capitalisme.

A l'opposé, le FN est devenu un défi pour la droite républicaine. Par temps de crise et de chômage de masse, ses rejets, ses slogans, son islamophobie, sa dénonciation des élites ont séduit un cinquième de l'électorat. Et demain, peut-être plus.

Dans une Europe hantée par la récession et le déclin, et de plus en plus hostile à l'immigration des musulmans, le discours populiste constitue une sorte de "surmoi nationaliste" qui pèse sur la droite de gouvernement. Pour l'heure, celle-ci est dans l'incapacité d'y répondre par un nouveau message d'espoir. C'est l'enjeu central de sa refondation doctrinale.

Propos recueillis par Gérard Courtois

 


 


 

 

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