palimpseste Chroniques

JJ Servan Schreiber
L'express du 28/ 11/ 63

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Qu’il y ait eu, partout, tant d’émotion, se comprend. L’événement fut exceptionnellement dramatique de bout en bout. Mais aujourd’hui, où la fièvre est tombée, le désarroi demeure; alors pourquoi?  

Que représentait donc John Kennedy qui fût essentiel? Quelle tâche universelle avait-il entamée dont la poursuite, ou non, par d’autres, commande notre avenir?  

A première vue, rien ne distingue vraiment ce Président de ses deux. Prédécesseurs, Truman et Eisenhower sauf d’avoir été plus gracieux. Comme lui, Eisenhower et Truman ont su faire respecter la puissance de l’Amérique et maintenir la paix; comme lui, parfois mieux que lui, ils ont assuré l’expansion continue de l’économie américaine. Et pourtant, nous sentons bien qu’il y a quelque chose en plus, qui nous concerne et qui nous atteint.  

Kennedy le savait, et le jour même de l’inauguration de sa présidence à la Maison Blanche, il a essayé de le décrire, de lui donner un nom. Il a appelé cela: la Nouvelle Frontière.  

Comme Roosevelt, il y trente ans, avait intitulé son programme le "New Deal", on crut d’abord à une facilité d’éloquence. Et la "New Frontier" fut longtemps, en effet, une simple étiquette. Mais c’était aussi une intuition profonde. Dans son action politique, plus que dans ses discours, Kennedy en a montré la réalité, en la découvrant lui-même.  

La nouvelle frontière est celle qui sépare, pour les pays industriels modernes (ceux des rives de l’Atlantique en particulier), l’époque où le cadre national et le régime parlementaire tenaient debout, de notre époque où ils s’effondrent.  

La nation, c’est d’abord la défense nationale; l’idée de patrie tracée sur la carte, l’idée de frontière à défendre, l’idée de souveraineté d’un peuple et de son gouvernement sur un territoire.  

La bombe atomique a pulvérisé ces notions-là. Mais quinze ans après Hiroshima, en 1960, on pouvait encore faire semblant de ne pas s’en apercevoir. Et les hommes d’Etat faisaient semblant. Les présidents des Etats-Unis faisaient comme si eux-mêmes, et leurs homologues à Moscou, allaient pour toujours avoir le monopole de ces armes capables de détruire l’univers, Kennedy, le premier, déchira le voile.  

Il entreprit de montrer à ses compatriotes, et à nous tous, ce qu’il y avait derrière la Nouvelle Frontière: un monde que la dissémination des armes atomiques conduirait inévitablement à l’apocalypse. Un univers morcelé en nations souveraines et atomiques, c’est le chaos. Kennedy, le premier, a refusé de fermer les yeux devant cette vérité toute nouvelle, il l’a proclamée. Puis il a cherché une solution.  

Il ne l’a trouvée que partiellement. Avec Moscou, il a élaboré et signé un traité qui, s’il était adopté par tous les pays du monde, pourrait amorcer une solution. Mais il ne l’est pas. Ni la Chine à l’est, ni la France à l’ouest, ne l’ont accepté. Dans cette faille, irrésistiblement, d’autres gouvernements s’engouffreront.  

D’ailleurs le traité de Moscou exigeait un complément: le moyen d’associer réellement les pays non atomiques aux décisions atomiques. Par exemple, pour commencer, au sein de l’Alliance Atlantique. Kennedy, pressé par le temps, a proposé la "force nucléaire multilatérale", mais elle n’est guère qu’une association symbolique. La MLF sera sans doute enterrée à côté de lui.  
Kennedy n’a pas abouti. Mais il a eu l’incomparable mérite de poser ce problème, neuf et terrible, et de lui chercher une réponse. Personne avant lui ne l’avait fait. Et ceux qui nient la réalité de la question pour transférer purement et simplement la souveraineté nationale au niveau atomique, seront désavoués par les peuples et par l’Histoire. Kennedy avait cent fois raison.  
La Nouvelle Frontière, c’était donc celle qui s’étend au-delà de l’ère des nations. C’est aussi celle au-delà de laquelle le régime d’Assemblée n’a plus cours.  

L’arme atomique, à elle seule, sans doute, suffirait (par sa fameuse et terrible question: qui appuie sur la gâchette?) à disqualifier le parlementarisme sous sa forme traditionnelle. Il y a d’autres raisons: l’avènement de l’automation et la révolution scientifique. Ce sont des forces qui, en dehors de toute guerre atomique, peuvent faire exploser nos sociétés. Elles posent le problème de l’Etat.  

L’automation, en plein développement aux Etats-Unis, qui commence en Angleterre, et qui arrive à peine ici, au lieu d’apaiser la lutte des classes, peut au contraire la radicaliser, la rendre plus brutale que jamais. Si la puissance publique laisse les industriels moderniser à leur guise, dans la liberté de l’entreprise privée, leurs installations; et si le même Etat ne trouve pas, avec une autorité sans précédent en temps de paix, les ressources nécessaires pour donner aux travailleurs l’éducation intellectuelle, la formation technique, constamment renouvelée, qui leur permettent de suivre le mouvement et de continuer à jouer un rôle actif: si l’Etat, à l’un et l’autre bout, n’intervient pas massivement, nous connaîtrons, de notre temps, des ruptures économiques et sociales effrayantes.  

Aujourd’hui, en Amérique, en Angleterre, en France, en Allemagne, le facteur d’intervention principal est la puissance de l’argent sous toutes ses formes: les grands trusts industriels, les banques d’affaires; les sociétés pétrolières, etc. Ces féodalités décident de l’orientation des investissements, de l’exploitation des inventions scientifiques, et des modes de formation professionnelle. Elles règnent dans la Ruhr, elles règnent dans la chimie britannique, elles règnent au Texas, elles règnent ici.  
Or, par nature, elles sont anarchiques. Par nature aussi, elles corrompent et domestiquent les Assemblées. Seul un exécutif puissant peut les dominer. D’où la nécessité du pouvoir présidentiel moderne (Kennedy, de Gaulle, demain Wilson). A condition qu’il soit guidé par une représentation parlementaire, associée à lui. A la condition aussi qu’il ne soit pas neutralisé par l’Assemblée.  

Kennedy fut, là encore, l’homme de la Nouvelle Frontière, celle qui nous sépare d’une présidence à la fois démocratique et efficace (qui reste à inventer). Là non plus, il n’a pas trouvé la solution. Mais il a essayé, en créant une équipe qualifiée autour du président, en utilisant tous ses pouvoirs pour briser les féodalités financières, en imposant sa loi aux forces armées (tout en respectant le Congrès).  

Kennedy, le premier chef politique de notre âge, est maintenant parti.  

Il nous laisse l’exemple de ses tentatives fulgurantes et l’héritage de ses échecs. Il nous laisse sur la frontière.  

Au fond, il est naturel qu’il ait été abattu par la violence. Il a soulevé trop de problèmes neufs, déchaînant les intérêts qui s’y attachent et les passions qu’ils entraînent.  

Mais ceux qui l’ont tué n’auront pas de répit. L’assassinat d’un pionnier donne aux autres une volonté farouche. L’argent n’aura pas assez de tueurs: un crime comme celui-là mobilise une génération.