Photo

Sans entraves ? Vraiment ?

Tout dans cette photo, évidemment, semble résider dans cette opposition entre ce vieil homme et le slogan Jouissez sans entraves qu'il est en train de lire.

Bien sûr, préjugés aidant, on imagine le vieil homme avoir déserté depuis longtemps les rives enivrantes de l'épectase et on le suppose, mi-choqué, mi nostalgique. Pourtant à bien scruter son regard semble bien plus interdit par entraves que par jouir. Et ici, le contraste joue à plein entre cette liberté que l'on proclame et la vêture bourgeoise, si compassée. Veste croisée et gilet comme pour mieux atténuer une ventripotence désormais estimable ; chapeau, cravate et chaussures rutilantes, mais encore ses mains derrière le dos de l'enfant bien dressé qu'il n'omettait pas de rester, oui tout cela témoigne de cette époque pas encore tout à fait révolue alors, où nul, pas même le retraité pour sa promenade quotidienne, ne se fût aventuré au dehors sans respecter les règles de la respectabilité bourgeoise pour qui la négligence eût été le premier signe de la vulgarité à l'instar de ces femmes qui avaient désappris la décence et osaient désormais se monter en cheveux, porter le pantalon, voire, pour les plus jeunes, horresco referens, fumer en public. Une époque qui ignorait encore le jean, réservé aux contestataires de tout poil et où tout, de l'habit à la longueur des cheveux, des idoles à l'étrange faune existentialiste marquait la différence et l'empressement d'en finir avec une morale étriquée, une histoire sinistre et envahie d'entraves ; précisément.

Mai 1968, on le sait, aura représenté le surgissement brusque sur la scène politique de cette génération du baby-boom, nombreuse, vivace, vibrionnante, qui s'inventait ses musiques, ses loisirs, sa façon si troublante d'être libre, paraissant en tout cas vouloir tout bousculer sur son passage mais qui parvenait à la majorité au moment même où le pouvoir gaulliste finissait - mais pouvait-on vraiment le savoir par autre chose que l'âge du Général ? - au moment où le pays s'essayait à la modernité et quittait définitivement l'après-guerre.

Il suffit pourtant de regarder les photos d'avant guerre * ou de l'occupation pour comprendre que le Paris de 68 n'en était pas encore tout à fait sorti .... Ce dont ce mur est la si troublante illustration, en son désordre pas même aimable, où l'affiche d'un groupuscule d'extrême gauche (le PCI) voisine sans vergogne avec celle de la Panthère Rose ; où les affiches mêmes se désolidarisent de ce placard de bois qui ne semble plus rien tenir, ni ne tenir à rien. Tout fout le camp semble se dire le vieil homme en cette époque qui brocarde le Général sans plus même de respect et où le terme contestation veut faire office de pensée et le conflit des générations, d'explication.

Pour comprendre que cette photo dit surtout le temps qui passe et ce pan d'affiche qui se déguenille ressemble à s'y méprendre à ces transitions que l'on pouvait voir au cinéma entre deux plans. Mais ce passé qui se faufile contre quoi le vieil homme ne paraît même plus résister ressemble pourtant tellement au futur qui se prépare quand même il se voulût sans entraves. A y bien regarder, le mur n'est ni plus rutilant ni plus propre.

Les entraves seront ailleurs. Simplement.

Au fond, bien au delà de l'indignation, du désarroi ou du dépit que peut ressentir le vieil homme qui se sait impuissant à rien retenir, ce que dessine cette photo, presque sans en avoir l'air, n'est rien d'autre que le refrain langoureux de la nostalgie. A près d'un demi-siècle de distance, elle me rend le vieil homme presque sympathique ... si proche.

Parce que s'y joue un terrible jeu de miroir où le jeune qui a écrit ce slogan, qui aurait pu être moi, ressemble aujourd'hui au retraité impassible ; où l'époque qu'il voulait fuir et transformer est celle-là même qu'il ne répugnerait pas de retrouver.

Et c'est ceci sans doute que doit se dire l'ancêtre, si seul, si sage avec ses mains derrière le dos : combien lui aussi avait rêvé d'en finir avec le passé qui aura tellement fini par ressembler au futur que c'en fut à désespérer.

Il est là, debout, impassible ; goguenard peut-être même. On ne la lui fait pas ! Tout juste ce pincement °

Ce qui aide à réaliser combien cette photo excède largement la


Paris 1942Paris 1957

 

que Brel a magnifiquement brocardée dans les bonbons 67

fait-on mieux pour la nostalgie que cette chanson de Fréhel qu'elle chanta dans Pépé le Moko en 1936