Considérations morales

L'autre avant tout
R P Droit
Le Monde du 6 janvier 2006

 



Le destin d'Emmanuel Levinas est exceptionnel. Né aux confins de l'Europe, il a su intérioriser plusieurs langues, intégrer des horizons de pensée dissemblables, traverser des événements sans précédent tout en élaborant, à partir de ces expériences singulières, une pensée radicale et neuve. Vivant un siècle d'horreurs, il a donné à l'éthique une place fondatrice, plaçant l'autre homme avant toute chose. Longtemps méconnue du public, son oeuvre, qui a influencé Jean Paul II ou Vaclav Havel, est devenue célèbre à la fin de sa vie. Elle est à présent étudiée dans le monde entier. Elle est loin, malgré tout, d'avoir livré tout son sens, et bien des interrogations demeurent en suspens.


La trajectoire commence à Kovno, en Lituanie, où se croisent les langues et les savoirs dans une communauté juive à l'histoire exceptionnelle, marquée par l'héritage du talmudiste Gaon de Vilna et du dialecticien Rabbi Haïm de Volozine. La famille est relativement aisée, les livres omniprésents (le père est libraire), l'observance de la loi religieuse « va de soi ». Le russe est langue maternelle, un maître d'hébreu fait lire la Torah, dès ses 6 ans, au petit Emmanuel. En 1914, l'avancée des troupes allemandes conduit la famille en Russie. Emmanuel entre au lycée de Karkhov, où cinq juifs seulement, en raison d'un numerus clausus, sont autorisés à étudier. Il découvre bientôt la révolution bolchevique, ainsi que Pouchkine, Lermontov, Tolstoï, Tourgueniev, Dostoïevski. A travers eux s'entrevoient les premières questions philosophiques.

Levinas les découvre sous un autre angle, à Strasbourg, en 1923. Le jeune homme entre à l'Université, fait l'apprentissage du latin, entame ses études de philosophie, avec pour professeur notamment Maurice Pradines, et noue avec Maurice Blanchot une amitié qui durera toute sa vie. Bientôt, il s'émerveille de Bergson, puis de la phénoménologie, et décide de partir à Fribourg, où ses maîtres seront Husserl puis Heidegger. Devenu français en 1930, il travaille à Paris à l'Ecole normale israélite orientale, qui forme des instituteurs pour les centres de l'Alliance israélite universelledu Moyen-Orient. Parallèlement, il poursuit son oeuvre philosophique. Fait prisonnier durant la seconde guerre mondiale, il survit, alors que sa famille est exterminée en Lituanie par les nazis.

C'est en 1961 seulement qu'il soutient sa thèse, Totalité et infini. Il mène alors de front deux activités dont les liens exacts demeurent sujets à discussion. D'un côté, Levinas poursuit une carrière universitaire : de Poitiers à Nanterre, puis à la Sorbonne, il est philosophe « professionnel », estimé et discret, auteur d'ouvrages de haute difficulté, dont la puissance et l'originalité ne sont d'abord perçues que par un cercle très restreint. D'un autre côté, dans le sillage de l'énigmatique Monsieur Chouchani, qui lui a enseigné la lecture talmudique, il élabore, en penseur « confessionnel », de multiples leçons, dans lesquelles il éclaire, avec une grande délicatesse et une extrême subtilité, les significations multiples de textes hébraïques, principalement empruntés au Talmud.

Discret, disponible, affable, attentif, obstiné, tel le décrivent les témoins, ajoutant presque tous qu'il n'était pas dépourvu d'ironie ni d'humour, Levinas aurait pu être un professeur comme beaucoup d'autres, dont seuls quelques étudiants gardent vive mémoire. Mais, de son parcours, semblable à un certain nombre d'autres, il a tiré une oeuvre à nulle autre pareille. Car cet homme était un génie, et sa pensée constitue une exception. Il a su rendre à l'éthique sa puissance et sa radicalité au sein d'un siècle qui paraissait en marquer la plus complète disparition.

Ce qui distingue entre toutes la philosophie de Levinas n'est pas compliqué à dire. Cette pensée est fondée sur l'expérience éthique bouleversante du corps d'autrui. L'essentiel se condense dans cette formule. L'éthique, selon Levinas, n'est pas affaire réflexive, mais expérience. Elle ne résulte pas d'un raisonnement, elle ne se déduit pas, elle s'éprouve. Chacun se trouve saisi et requis, de manière immédiate, par la perception de l'autre, de sa présence. Pour le philosophe, le fait central - de l'éthique, mais aussi bien de l'humanité comme telle - réside dans la déchirure suscitée dans le monde par cette présence corporelle d'autrui, qui s'impose sur un tout autre mode que celui des choses.

Le corps de l'autre signifie, par lui-même, de manière originaire. Dans sa nudité, sa faiblesse offerte, son incapacité à dissimuler qu'il est démuni, ce corps humain manifeste à la fois qu'il est vulnérable et inviolable. Exposé au meurtre possible, il l'interdit. L'irruption de l'autre suffit donc, à elle seule, pour fonder l'éthique et la responsabilité, voire la politique. Cette signification corporelle immédiate, Levinas la nomme « visage ». Ce n'est pas simplement la face humaine, pas même l'expression des traits. Le visage est le corps tout entier de l'autre, en tant qu'humain, en tant qu'il s'adresse directement à moi, et m'investit d'une responsabilité dont je ne saurai, par aucun moyen, me décharger : « Voir un visage, c'est déjà entendre «Tu ne tueras point˜ et entendre «Tu ne tueras point˜, c'est entendre «justice sociale˜. »

L'éthique selon Levinas suppose que cette expérience soit un bouleversement : par le corps, on approche l'infini. Cette proximité est aussi une dépossession. Le visage de l'autre me dessaisit de moi-même, de mes assurances, de ces formes de clôture que sont l'égoïsme, l'indifférence ou même, plus radicalement, l'identité et la subjectivité. Le retournement radical que développe, de mille façons, la pensée de Levinas consiste avant tout à constater que l'autre a priorité sur moi. L'éthique prend à la lettre, et au sérieux, la banale formule de politesse « après vous, je vous en prie », elle y voit la clé du monde et en fait une règle de vie, aussi bien personnelle que collective.

RELATION DISSYMÉTRIQUE

La relation entre l'autre et moi est donc dissymétrique. La primauté de l'autre est telle que Levinas parle d' « obsession » ou d' « insomnie », conçoit le sujet comme une « passivité » presque pure, comme un « otage » d'autrui. La radicalité de l'expérience risque alors de se retourner en apologie de la culpabilité. Une telle conception du fondement de l'éthique, en dépit de son originalité et de sa profondeur, demeure criticable, du point de vue philosophique, pour d'autres raisons. En effet, intégrer de cette manière l'interdit du meurtre à l'expérience même du corps de l'autre, n'est-ce pas inventer une impossible fusion entre la réalité et la norme ? Levinas tente admirablement d'annuler l'écart entre ce qui est et ce qui devrait être, mais est-ce possible ? Sa pensée, d'une incontestable grandeur, soutenue par une langue extraordinaire de précision et de finesse, ne s'efforce-t-elle pas de confondre des mondes hétérogènes ?

Ces interrogations en suspens ne sont pas les seules. D'autres concernent l'articulation entre le versant philosophique et le versant talmudique de l'oeuvre. Sans doute reste-t-il beaucoup, sur ce point aussi, à comprendre, mais les lignes principales se discernent : en philosophe comme en penseur juif, Levinas n'accorde pas au rituel un pouvoir de sacrement. Il préfère le saint au sacré, toujours porteur du néopaganisme de la Terre et du Lieu. Et surtout, il place le divin dans la relation interhumaine. Il écrit par exemple : « La vraie corrélation entre l'homme et Dieu dépend d'une relation d'homme à homme dont l'homme assume la pleine responsabilité comme s'il n'y avait pas de Dieu sur qui compter. »

Roger-Pol Droit