Considérations morales

R Antelme 1975.
L’espèce humaine.Paris, Gallimard/Tel.

 

 

« Bientôt ce sera midi et demi, l’heure de la soupe. Nous avons encore une soupe à Mittag (midi), mais ça ne va pas durer. Bientôt nous n’aurons plus que le pain le matin avec la ration de margarine et la soupe le soir. En attendant que la sirène sonne, je me suis planqué dans une travée. J’y suis depuis quelques minutes quand arrive une femme allemande. Elle cherche une pièce. Je fais semblant de chercher aussi. Je la surveille du coin de l’oeil. Elle est jeune, maigre, assez grande, des yeux bleuâtres dans une figure blafarde avec des cheveux clairs.

Elle regarde de mon côté ; je fais toujours semblant de chercher. Pour avoir l’air plus naturel, je cesse même de la surveiller, je la perds de vue quelques secondes. Elle est allée au bout de la travée, vers l’extérieur. Elle avance la tête, me tournant le dos, elle a l’air de surveiller l’allée. Puis elle me fait face, rentre dans la travée, marche vers moi, s’arrête et s’appuie contre les casiers. Je me tiens aussi appuyé contre des casiers, à deux mètres d’elle.

Je ne sais pas ce qu’elle veut. Elle regarde encore vers moi. Elle hésite. Puis elle s’approche latéralement, faisant toujours face aux casiers. Je ne bouge pas. Elle arrive près de moi. Je ne bouge toujours pas. Elle tourne rapidement la tête vers l’allée. Puis elle met la main gauche dans la poche de son tablier. Elle la sort, fermée sur quelque chose. Sa figure se crispe.
Elle me tend sa main fermée.

— Nicht sagen, dit-elle à voix basse. (Il ne faut pas le dire.)
Je prends ce qu’il y a dans sa main.
— Danke (Merci)
C’est dur ce qu’il y avait dans sa main. Je serre, ça craque. Sa figure se détend
— Mein Mann ist gefangene. (Mon mari est prisonnier.)
Et elle s’en va.
Elle m’a donné un morceau de pain blanc. Je mets la main dans la poche, je ne lâche pas le morceau.

L’événement m’empêche de tenir en place. Je sors de la travée, la main dans la poche. Les copains de la soudure sont penchés sur leur chalumeau. Il ne leur est rien arrivé à eux. C’est comme si je les regardais de l’extérieur du barbelé.

C’est une femme de l’usine. Elle travaille avec celles qui rigolent quand un meister (chef d’atelier) frappe un copain. Le Rhénan aussi travaille avec eux. Les copains ne savent pas ce qui s’est passé entre cette femme et moi qui suis l’un d’eux. Ils n’ont pas vu sa figure quand elle a tendu le pain et sa figure après qu’elle l’a lâché.


Mie et croûte, c’est de l’or. Les dents vont gâcher ça, de ça aussi elles vont faire une boule aussitôt avalée. Ce n’est pas du pain de l’usine Buchenwald, du pain = travail = schlague (matraque) = sommeil ; c’est du pain humain. »

(1975, 68-69)

 

 

« Gaston qui était descendu du tréteau y remonta pour annoncer que des copains allaient chanter et dire des poèmes. Il annonça d’abord Francis. Francis monta sur la planche. Il était petit, beaucoup moins massif que Gaston. Il avait, lui aussi, enlevé son calot. Son crâne était plus blanc que celui de Gaston et sa figure plus maigre encore. Il tenait son calot dans sa main et paraissait intimidé. Il resta un instant ainsi, attendant que le silence se fasse, mais dans le fond du block les conversations continuaient. Alors, il s’est tout de même décidé à commencer. «Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage... »

Il disait très lentement, d’une voix monocorde et faible. — Plus fort ! criaient des types au fond de la stube. «... Et puis est retourné plein d’usage et raison...» Francis essayait de dire plus fort, mais il n’y parvenait pas. Sa figure était immobile, triste, ses yeux étaient fixes. L’hiver du zaun-kommando était imprégné dessus; sur sa voix aussi qui était épuisée. Il mettait toute son application à bien détacher les mots et à garder le même rythme dans sa diction.

Jusqu’au bout il se tint raide, angoissé comme s’il avait eu à dire l’une des choses les plus rares, les plus secrètes qu’il lui fût jamais arrivé d’exprimer; comme s’il avait eu peur que, brutalement, le poème ne se brise dans sa bouche. Quand il eut fini, il fut applaudi lui aussi par ceux qui n’étaient pas trop loin de lui.

Après Francis, Jo chanta une chanson. « Sur les fortifs, Là bas, Là bas.» Jo, lui, chantait d’une voix forte, un peu nasillarde et grasseyante en même temps. Jo eut beaucoup de succès et cela incita les autres à venir chanter à leur tour. Pelava qui était bien plus vieux que nous tous et qui avait de l’œdème aux jambes descendit péniblement de sa paillasse et vint chanter la «Toulousaine». Bonnet, qui lui aussi était plus vieux, vint chanter «Le temps des cerises ».

On se succédait, sur le panneau. La lumière était venue dans le block. Le poêle avait été pour un moment abandonné. Il n’y avait pas d’épluchures dessus. Les copains s’étaient groupés autour du tréteau. Ceux qui d’abord étaient restés allongés sur leur paillasse s’étaient décidés à descendre. Si quelqu’un à ce moment-là était entré dans le block, il en aurait eu une vision étrange. Tous souriaient »

(1975, 214-215).

 

 

 

« A côté de moi, il y a une ombre et un bout de cigarette rouge. De temps en temps, une bouffée éclaire une bouche et un nez comme un phare lointain.


Le tison s’est écarté de la bouche qui rentre alors dans le noir. Il s’approche de moi. Je ne fais pas attention. Un coup de coude dans mon bras. Le tison se rapproche. Je prends la cigarette. Je tire deux touches. La main la reprend.

— Merci.

C’est le premier mot. J’étais seul. Je ne savais même pas qu’il existait. Pourquoi cette cigarette vers moi?

Je ne sais pas qui il est. Le tison rougit de nouveau à sa bouche, puis il s’en écarte et s’approche de nouveau de moi. Une touche. Nous sommes ensemble maintenant, lui et moi: on tire sur la même cigarette. Il demande :

— Franzose ?

Et je réponds :
— Ja.
Il tire sur sa cigarette. Il est tard. Il n’y a plus aucun bruit dans la chambrée. Ceux qui sont sur le banc ne dorment pas mais se taisent. Moi aussi je demande :
— Rusky ?
— Ja.
Il parle doucement. Sa voix semble jeune. Je ne le vois pas.
— Wie Alt ? (Quel âge ? )
— Achtzehn. (Dix huit).
Il roule un peu les r. Il y a un silence pendant qu’il tire sa bouffée. Puis il me tend la cigarette et disparaît de nouveau dans le noir. Je lui demande d’où il est.
— Sébastopol.

Il répond chaque fois docilement, et dans le noir, ici, c’est comme s’il racontait sa vie.

La cigarette est éteinte. Je ne l’ai pas vu. Demain je ne le reconnaîtrai pas. L’ombre de son corps s’est penchée. Un moment passe. Quelques ronflements s’élèvent du coin. Je me suis penché moi aussi. Rien n’existe plus que l’homme que je ne vois pas. Ma main s’est mise sur son épaule.

A voix basse :

— Wir sind frei. (Nous sommes libres).
Il se relève. Il essaye de me voir. Il me serre la main.
— Ja. »

(1975, 320-321)

 

 

Dehors, la vallée est noire. Aucun bruit n'en arrive. Les chiens dorment d'un sommeil sain et repu. Les arbres respirent calmement. Les insectes nocturnes se nourrissent dans les prés. Les feuilles transpirent, et l'air se gorge d'eau. Les prés se couvrent de rosée et brilleront tout à l'heure au soleil. Ils sont là, tout près, on doit pouvoir les toucher, caresser cet immense pelage. Qu'est-ce qui se caresse et comment caresse-t-on ? Qu'est-ce qui est doux aux doigts, qu'est-ce qui est seulement à être caressé ?


Jamais on n'aura été aussi sensible à la santé de la nature. Jamais on n'aura été aussi près de confondre avec la toute-puissance de l'arbre qui sera sûrement encore vivant demain. On a oublié tout ce qui meurt et qui pourrit dans cette nuit forte, et les bêtes malades et seules. La mort a été chassée par nous des choses de la nature, parce que l'on n'y voit aucun génie qui s'exerce contre elles et les poursuive. Nous nous sentons comme ayant pompé tout pourrissement possible. Ce qui est dans cette salle apparaît comme la maladie extraordinaire, et notre mort ici comme la seule véritable. Si ressemblants aux bêtes, toute bête nous est devenue somptueuse ; si semblables à toute plante pourrissante, le destin de cette plante nous paraît aussi luxueux que celui qui s'achève par la mort dans le lit. Nous sommes au point de ressembler à tout ce qui ne se bat que pour manger et meurt de ne pas manger, au point de nous niveler sur une autre espèce, qui ne sera jamais nôtre et vers laquelle on tend ; mais celle-ci qui vit du moins selon sa loi authentique - les bêtes ne peuvent pas devenir plus bêtes - apparaît aussi somptueuse que la nôtre « véritable» dont la loi peut être aussi de nous conduire ici. Mais il n'y a pas d'ambiguïté, nous restons des hommes, nous ne finirons qu'en hommes. La distance qui nous sépare d'une autre espèce reste intacte, elle n'est pas historique. C'est un rêve SS de croire que nous avons pour mission historique de changer d'espèce, et comme cette mutation se fait trop lentement, ils tuent. Non, cette maladie extraordinaire n'est autre chose qu'un moment culminant de l'histoire des hommes. Et cela peut signifier deux choses : d'abord que l'on fait l'épreuve de la solidité de cette espèce, de sa fixité. Ensuite, que la variété des rapports entre les hommes, leur couleur, leurs coutumes, leur formation en classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la nature, à l'approche de nos limites : il n'y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C'est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. C'est parce qu'ils auront tenté de mettre en cause l'unité de l'espèce qu'ils seront finalement écrasés. Mais leur comportement et notre situation ne sont que le grossissement, la caricature extrême - où personne ne veut, ni ne peut sans doute se reconnaître - de comportements, de situations qui sont dans le monde et qui sont même cet « ancien monde véritable» auquel nous rêvons. Tout se passe effectivement là-bas comme s'il y avait des espèces - ou plus exactement comme si l'appartenance à l'espèce n'était pas sûre, comme si l'on pouvait y entrer et en sortir, n'y être qu'à demi ou y parvenir pleinement, ou n'y jamais parvenir même au prix de générations -, la division en races ou en classes étant le canon de l'espèce et entretenant l'axiome toujours prêt, la ligne ultime de défense : « Ce ne sont pas des gens comme nous. »


Eh bien, ici, la bête est luxueuse, l'arbre est la divinité et nous ne pouvons devenir ni la bête ni l'arbre. Nous ne pouvons pas et les SS ne peuvent pas nous y faire aboutir. Et c'est au moment où le masque a emprunté la figure la plus hideuse, au moment où il va devenir notre figure, qu'il tombe. Et si nous pensons alors cette chose qui, d'ici, est certainement la chose la plus considérable que l'on puisse penser: « Les SS ne sont que des hommes comme nous» [...] nous sommes obligés de dire qu'il n'y a qu'une espèce humaine.