Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes p 39

Les philosophes qui ont examiné les fondements de la société ont senti la nécessité de remonter jusqu’à l’état de nature, mais aucun d’eux n’y est arrivé.
Les uns n’ont point balancé à supposer à l’homme dans cet état la notion de juste et d’injuste, sans se soucier de montrer qu’il dût avoir cette notion, ni même qu’elle lui fût utile. D’autres ont parlé du droit naturel que chacun a de conserver ce qui lui appartient, sans expliquer ce qu’ils entendaient par appartenir. D’autres, donnant d’abord au plus fort l’autorité sur le plus faible, ont aussitôt fait naître le gouvernement, sans songer au temps qui dut s’écouler avant que le sens des mots d’autorité et de gouvernement pût exister parmi les hommes. Enfin tous, parlant sans cesse de besoin, ont transporté à l’état de nature des idées qu’ils avaient prises dans la société: ils parlaient de l’homme sauvage et ils peignaient l’homme civil.
Il n’est même pas venu à l’esprit de la plupart des nôtres de douter que l’état de nature eût existé, tandis qu’il est évident, par la lecture des livres sacrés, que le premier homme, ayant reçu immédiatement de Dieu des lumières et des préceptes, n’était point lui-même dans cet état, et qu’en ajoutant aux écrits de Moïse la foi que leur doit tout philosophe chrétien, il faut nier que, même avant le déluge, les hommes se soient jamais trouvés dans le pur état de nature, à moins qu’ils n’y soient retombés par quelque événement extraordinaire: paradoxe fort embarrassant à défendre et tout à fait impossible à prouver.
Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet pour les vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos physiciens sur la formation du monde. La religion nous ordonne de croire que, Dieu lui-même ayant tiré les hommes de l’état de nature immédiatement après la création, ils sont inégaux parce qu’il a voulu qu’ils le fussent; mais elle ne nous défend pas de former des conjonctures tirées de la seule nature de l’homme et des êtres qui l’environnent, sur ce qu’aurait pu devenir le genre humain s’il fût resté abandonné à lui-même.