Inauguration
Agen, 24 Septembre 1998
Vous allez donc travailler, enseigner ou vous instruire, vivre en somme en ce lieu-ci. Toute la vergogne du monde m'aurait à tout jamais ôté l'envie de laisser graver mon nom au fronton de cet édifice, si l'on ne m'avait dit d'abord en quel lieu, justement, il devait s'élever.
Deux lieux voisins, mais séparés
A quelques dizaines de mètres d'ici, au bord de Garonne,
pendant plusieurs siècles, qui le saura jamais puisqu'ils n'eurent pas
d'histoire, des générations de mariniers conduisirent des gabarres sur le
fleuve, en draguèrent le fond jusqu'au tuf, affrontèrent les crues,
concassèrent les cailloux qu'ils en extrayaient, trièrent le sable de la
grave pour les vendre à des entreprises de bâtiments ou à l'administration
qui dirigeait la construction des ponts et des chaussées. Ce métier de
forçat, l'un des plus anciens de l'histoire et même de la préhistoire,
puisqu'il s'agissait de briser du silex comme aux temps de la pierre
taillée, l'un des plus durs mais aussi, puisqu'il fallait casser oophite et
granit, a formé le jeune âge et le corps des membres de ma famille, de père
en fils, jusqu'à mon frère et moi. De treize à plus de vingt ans, avec eux
et des compagnons qui restent encore mes frères aujourd'hui, j'ai travaillé
en ce lieu-là, que nous avons arrosé de notre sueur et rempli parfois de nos
inquiétudes devant les menaces du printemps, quand la neige, fondue en amont
ajoutée aux pluies conjuguées du Massif Central et des Pyrénées, remplissait
le lit majeur de la rumeur énorme des inondations.
Peut-être restera-t-il une trace de forçat par la gravure de ce nom que je
n'ai acceptée qu'à la gloire de mon peuple d'ombres, toujours absents de ce
lieu-ci.
Le travail et le peuple : du fondement
Et en souvenir de nos corps, levés avant l'aube, dont les
gestes lourds et lents préparèrent, depuis si longtemps, les éléments de vos
habitats et de vos voies, le sable dont sont bâtis les murs de votre
université, le blocage qui la fonde et les arcs de béton dont les
porte-à-faux protège la quiétude calme des enseignants, des chercheurs et
des étudiants. Ici, l'esprit règne, amis sous un toit fait de grave.
J'aurais voulu enfin que seul le nom propre paraisse sur ce bâtiment, car il
nomme la lignée des derniers des mariniers, dont l'ultime mourut voici à
peine trois semaines, et qui travaillèrent, de leurs mains et sans aucun
savoir, à élever ces voûtes et ces portes, à niveler des encaissements de
routes qui connectent ces deux lieux, si voisins mais si distants. Je pense
aujourd'hui, à eux et à eux seuls, le plus souvent absents de vos cours.
J'ai accepté qu'un prénom le précède, parce que l'un d'entre eux, par un
hasard ou grâce à une Providence que je bénis tous les matins en me levant,
a pu tisser un lien entre ce travail de forçat primitif et les productions
de l'esprit .
En ces temps récents, pratiques avisés de la turbulence des eaux les plus
furieuses, nous ne connaissions pas, bien sûr, un seul mot d'hydrodynamique
ni de mécanique des fluides, nous distinguions à merveille nos cailloux sans
savoir de géologie et pouvions les briser le long de leur ligne de clivage
sans compétence particulière dans la cristallographie, nous prévoyions aussi
chaotiquement les crues de Mars ou d'Avril que les experts en météorologie,
nous maniions les aciers de concassage sans connaître la résistance des
matériaux, nous dressions les chevaux de trait ou reconnaissions tous les
poissons du fleuve, aloses et mulets, sans savoir d'histoire naturelle ni de
biologie, et, plus tard, allumions des machines à combustion sans connaître
de thermodynamique et orientions nos grues de levage sans expertise de
statique. Privés de ces dominations théoriques et de leurs applications
possibles, pannes, cassures et accidents multiples nous accablaient tous les
jours. J'ai appris durement à évaluer le prix amer de la méconnaissance. A
ceux qui affichent le mépris de l'intellect, tout en cherchant, cependant,
comme tout le monde, à résoudre leurs difficultés, conseillez d'essayer
l'ignorance.
Car le vrai savoir, à l'inverse, exige ces affrontements difficiles. De même
que l'expérience contrôle la science, que les attitudes du corps décident
des connaissances abstraites de même que le travail sans la sueur des pores
ne produit que du vent, de même que le sable et les cailloux tiennent votre
bâtiment, le peuple fonde le collectif. Et s'il demeure, parfois, absent de
ces cours, il restera présent par le nom que ce bâtiment porte
La culture et le savoir
Du coup, qu'est-ce que la culture ? On emploie,
aujourd'hui, ce mot en deux sens : le premier, académique et accédant à
l'excellence, caractérise ceux qui, par exemple, savent des mathématiques et
apprécient ou jouent les quatuors de Fauré ; le second, anthropologique,
désigne les us et coutumes, habits, techniques et fêtes d'un collectif
donné. Mais, en somme, je crois que la vraie culture consiste, justement,
dans la liaison forte entre ces deux définitions, liaison parcourue dans
l'un et l'autre sens. Un homme ou une femme de culture peut ou sait donc
partir du second pour aboutir au premier, mais, inversement, sait ou peut,
aussi bien, partir du premier pour revenir au second. Il faut, certes,
cheminer de la cuisine du cochon dans nos campagnes hivernales aux
raffinements savants de l'Opéra, mais, surtout, ne pas oublier de revenir,
lentement, du Louvre vers les chaumières. Ce pont franchi deux fois
construit la vraie culture. Jamais Couperin n'atteint l'excellence qu'à
composer, savamment, une danse simple et populaire, jamais un savant ne
connaît vraiment, s'il n'a pas l'expérience directe, corporelle, charnelle,
active, baignée par la sueur et terrassée par la fatigue, des objets de son
savoir. Que les géologues aillent , donc, comme on dit, au charbon, que les
mécaniciens des fluides naviguent ou volent, que les théoriciens se mettent
dans le cas de reconnaître la validité des savoirs empiriques et pratiques.
Non, je ne veux pas dire seulement l'importance de l'expérience, conseil
courant et galvaudé, instaurateur officiel de stages vains ou de reportages,
mais, plus encore, son plongement vital dans le pathétique et le dangereux ;
car naviguer sur la Garonne expose à la mort par la crue ; manier des
matériaux pondéreux ne va pas sans risques de blessure. Enfin, je veux dire
plus : que nul ne connaît le savoir s'il n'en a expérimenté que les
réussites, théoriques ou pratiques ; nul ne connaît la société s'il n'en
fréquente que les décideurs et les dominants ; que nul ne connaît rien
enfin, ni des êtres ni du monde, ni de la vie en somme, s'il demeure et
reste en haut des choses et comme à leur commandement. Il faut avoir
souffert du bas. Nul ne sait quoi que ce soit du collectif, s'il n'en a pas
subi les humiliations. Le bas peuple le plus peuple est le meilleur des
sociologues : il paie pour savoir, car, dans la connaissance, comme partout
ailleurs, tout a un coût, tout a un prix, et vous ne saurez jamais rien si
vous n'en avez point acquitté la valeur, en souffrance et en sueur.
Ainsi pour le savoir ; nul ne connaît jamais s'il ne s'est imposé la Passion
de savoir, entendez par Passion, non seulement l'amour, dont l'excès pousse
à ces folies qui seules ouvrent à l'excellence, mais aussi la Passion au
sens que l'on donne dans notre langue à la Passion du Christ : cheminement
lent et douloureux vers le haut d'une montagne, où l'on ne sait si l'on va
voir le jour ou mourir dans la nuit. Le savoir passionne, ainsi, l'existence
toute entière, corps, chair, sang et destinée .
Ce qu'il faut enseigner
Alors, plus que tout, je désire résumer d'un mot devant
vous, ce matin, ce qu'expérience faite je pense qu'i l faut enseigner, et
comment et pourquoi l'enseigner. Ces questions, vous le savez, forment la
croix de notre temps, dont le désastre majeur, celui de la formation,
atteint une dimension catastrophique.
Question : par quelle inculture déraisonnable partageons-nous les
générations à venir en cultivés ignorants et savants incultes ? Une
population de femmes et d'hommes, ignorants de toute science quoique frottée
d'humanités n'entretient aucun rapport avec cette autre, instruite de
raisons et vierge de toute lecture ? On ne forme personne, certes, sans les
sciences exactes ni la technologie, mais encore moins sans le droit ni la
philosophie, sans les littératures ni l'histoire des religions…je veux dire
exactement sans la raison droite et sans l'expérience de la douleur humaine,
les deux piliers de l'enseignement. J'appelai donc naguère Tiers-Instruit
celui que nous devons élever, qui devra son instruction et son éducation, à
la raison, foyer brillant qui commande aux savoirs scientifiques ainsi qu'à
la deuxième raison, brûlante en un second foyer , qui ne vient pas seulement
de ce que nous raisonnons avec rectitude ou expérimentons exactement, mais
de ce que souffre presque toute l'humanité : sans les humanités, bien
nommées, sans les cultures, les mythes, les arts, les remèdes et les
contrats, cette raison-là ne s'apprend pas.
Les deux raisons fondamentales se conjuguent donc, celle des sciences dures
et celle, tout aussi dure et universelle, que nous inspire le problème du
mal : injustice, douleur, faim, pauvreté, souffrance et mort ; donateur du
sens, ce problème a produit les artistes, les juges, le droit, les
consolateurs et les dieux. Sans la première raison, celle-ci serait
irrationnelle, mais, sans la seconde, celle-là serait déraisonnable et,
proprement, insensée. A égale distance des deux, le Tiers-Instruit est
engendré par la science et la pitié.
Comment l'enseigner ?
Existe-t-il au monde profession plus enivrante que celle
d'enseignant ? Continûment, nous relions aux mieux accomplies des œuvres
humaines les espérances ouvertes de la vie encore inaccomplie ; à une
jeunesse généreuse qui peut encore la saisir dans son incandescence et
parfois voudra la dépasser en intensité, nous montrons la beauté qui, seule,
peut rendre l'existence supportable en mêlant exquisément la pensée droite
et le pathétique humain, la raison et le sens.
Pour réussir un tel court-circuit, notre métier prescrit que nous
disparaissions comme personne, condition indispensable et chaude. Voici donc
le secret de notre art : s'asperger de savoir et de sens avant de paraître
dans l'amphitéâtre et frotter une allumette en commençant la classe.
Enseignant, le corps se dissipe dans de hautes flammes ; alors seulement
s'éclairent les idées, se réchauffent les mains qui écrivent, les têtes
glacées dégèlent. Seul passe le message qui flambe.
Ne vous étonnez donc pas de ce que, au bout de trente ans d'une telle
pratique, nous disparaissons sous un petit tas de cendres tièdes. J'enseigne
donc je ne suis pas, car je ne suis que ce que je dis pour tenter de dire ce
qui est. Nous transmettons moins un message qu'une torche : le corps
enseignant dans les flammes.
La science et les humanités
Existe-t-il au monde fonction plus indispensable
aujourd'hui que la nôtre ? Pourquoi fondre dans la beauté la raison et la
source du sens, science et malheur humain mêlés ? D'un même mot, le génie de
nos langues latines dit les humanités, du côté de la culture, et l'humanité,
genre biologique ou logique et compassion pitoyable.
Petit tas de cendres prêt à s'envoler quand se refroidit la flamme , nous
autres, derniers hommes d'humanités, comme j'ai dit tantôt les derniers des
Mariniers, parqués jusqu'à l'effacement, allons sans doute disparaître parmi
les institutions géantes, dominées par la science efficace et riche, seule
désormais plausible, dirigées par l'administration et la rationalisation
financière toutes-puissantes, relayées enfin par les médias qui, en tenant
l'espace et le temps, ne prennent pas conscience qu'ils enseignent à leur
tour. Réputées décoratives, inutiles, les humanités montrent la beauté
fragile dont nul n'a plus cure du côté de la puissance et de la gloire.
En cette fin de siècle, qu'allons-nous laisser à nos enfants, que nous
sommes rares à aimer, qu'avons-nous donc fait du visage des hommes et de la
beauté du monde ? Livrés à la raison privée de sens, donc à la laideur, à la
misère et à la mort, ils montrent surabondamment le côté d'ombre d'une œuvre
dont nous avons pourtant l'orgueil légitime de publier les bénéfices
heureux, mais dont nous excluons ce que portent le long terme, la patience
et la lenteur, la sagesse et la prudence, la maturation des vieillards et le
respect de la beauté.
Que sous l'empire unique des techniques et de l'économisme, le risque de
crise grandisse et demain, affolés, nous courrons quérir cette longanimité
ancestrale qui aura manqué. N'éliminons pas tout à fait la sagesse et la
beauté avant d'avoir pressant besoin d'elles. Dans le manque seulement nous
connaissons l'indispensable nécessité des disparus. A n'apprendre et
n'appliquer que la raison la raison pure et droite, la deuxième, celle de la
douleur et des maux, saute au visage et accable les corps.
Loin de s'ajouter aux choses comme une couronne inutile et mobile, la beauté
traduit la prière contingente des êtres fragiles soumis au devenir. Les
dominateurs entendent rarement la supplication éperdue et noire des
assujettis. Le monde et les hommes, dont nous ne faisons, en nos sciences,
que des objets, nous implorent en nous montrant leur grâce et en criant
grâce. De ce cri ou bruit de fond des choses et des hommes à l'agonie, la
philosophie fait l'exégèse. Devenus des maîtres imprudents, nous
redécouvrons des êtres et du temps la contingence et la fragilité. Leur
beauté s'éclaire des derniers feux de la torche que nous transmettons de
corps en corps, depuis la fondation de la pédagogie fragile qui fera de nos
enfants les hommes, raisonnables, pacifiques et sereins que nous devons,
encore, devenir.