Expérimentation

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Carnap,
Les fondements philosophiques de la physique P; 47-49

L’une des principales caractéristiques qui distinguent la science moderne de celle des périodes antérieures tient à l’importance toute particulière de ce que l’on appelle la “méthode expérimentale” . Toute connaissance empirique repose en fin de compte sur des observations, mais celles-ci peuvent être obtenues de deux manières entre lesquelles il y a une différence essentielle. Quand nous employons la manière non expérimentale, nous jouons un rôle passif. Nous nous contentons de regarder les étoiles ou les fleurs, de remarquer les ressemblances et les différences, et de chercher des régularités qui puissent s’exprimer sous forme de lois. Au contraire, dans la manière d’observer qu’on appelle expérimentale, nous prenons un rôle actif. Au lieu d’attendre que la nature nous donne des situations à observer, nous essayons d’en créer. Autrement dit, nous nous livrons à des expérimentations.

La méthode expérimentale a été extraordinairement féconde. Les progrès considérables de la physique depuis deux siècles, et surtout depuis quelques dizaines d’années, n’auraient pu s’accomplir sans elle. S’il en est ainsi, on peut se demander pourquoi cette méthode n’est pas utilisée dans toutes les sciences. C’est qu’il y a des domaines où elle n’est pas aussi commode à mettre en œuvre que dans celui de la physique. En astronomie par exemple, on ne peut pas dévier une planète de son orbite pour voir ce que cela va donner. Les objets étudiés par l’astronomie sont hors d’atteinte, nous ne pouvons que les observer et les décrire. Parfois l’astronome est en mesure de reproduire en laboratoire des conditions similaires à celles qu’on trouve par exemple à la surface du soleil ou de la lune, et d’observer ce qui se produit dans ces conditions. Mais il ne s’agit point là d’une véritable expérience astronomique. C’est une expérience de physique qui présente un intérêt pour l’astronomie.

Toutes différentes sont les raisons qui empêchent les sociologues de se livrer à des expériences sur des groupes d’une certaine ampleur. Il leur arrive, certes, d’expérimenter sur des groupes, mais ceux-ci sont généralement de dimensions restreintes. Si nous désirons apprendre comment les gens réagissent lorsqu’ils n’ont pas d’eau, nous pouvons prendre deux ou trois personnes, les mettre au régime déshydraté et observer leurs réactions. Mais cela ne nous renseigne guère sur la façon dont réagirait une communauté importante si son approvisionnement en eau se trouvait interrompu. Il serait intéressant, pour voir, de couper l’eau à New-York, par exemple. [1] Est-ce que cela engendrerait la panique ou l’apathie? Est-ce que les habitants organiseraient une révolution pour renverser la municipalité? Bien entendu, pas un sociologue , n’ira proposer pareille expérience: il sait que la communauté ne l’admettrait pas. Les gens ne permettraient jamais aux sociologues de jouer avec leurs besoins essentiels.

Même quand il n’est question d’aucune cruauté véritable envers une communauté, des pressions sociales puissantes s’exercent souvent à l’encontre de la réalisation d’expériences portant sur des groupes. Par exemple, il y a au Mexique une tribu qui se livre à une certaine danse rituelle chaque fois qu’une éclipse de soleil a lieu. Les membres de la tribu sont convaincus que c’est la seule façon d’apaiser la divinité qui a provoqué l’éclipse. Finalement, la lumière du soleil brille à nouveau. Supposons qu’un groupe d’anthropologistes s’attache à persuader ces gens que leur danse rituelle n’a rien à voir avec le retour du soleil, et leur propose une expérience; la prochaine fois que la lumière disparaîtra, n’exécutez pas votre danse, et on verra ce qui se passera. Les membres de la tribu s’indigneraient aussitôt: ce serait courir le risque de passer le reste de leur existence dans le noir. Ils croient si fort à leur théorie qu’ils refusent de la mettre à l’épreuve. Et ainsi, vous voyez, certains obstacles s’opposent à l’expérimentation dans les sciences sociales, même lorsque les scientifiques sont convaincus qu’elle ne saurait entraîner aucun dommage pour la société. Le spécialiste des sciences sociales se trouve en général réduit à puiser sa documentation dans l’histoire et dans les expériences pratiquées sur des individus ou sur de petits groupes.


 

[1] Il existe cependant ce qu’on pourrait appeler des “expériences naturelles”: à la suite d’une longue panne d’électricité à New-York, des “sociologues” ont “observé” un accroissement substantiel des naissances!

 

Max Planck,
 Initiations à la physique, p. 144

Une loi physique est une proposition qui établit un lien permanent et impossible à rompre entre des grandeurs physiques mesurables, de telle sorte qu’on peut calculer une de ces grandeurs quand on a mesuré les autres. Avoir une connaissance aussi complète que possible des lois physiques, tel est le but ardemment poursuivi par tout physicien.(…)

Maintenant comment est-on parvenu à établir l’existence des lois physiques que nous connaissons et sous quel aspect se présentent-elles à nous? Tout d’abord, il faut bien le reconnaître, il n’est pas évident que le monde obéisse à des lois physiques, il n’est même pas évident que la permanence de leur empire jusqu’à l’heure actuelle étant admise, il en sera toujours de même à l’avenir. Il est en effet tout à fait concevable et il n’est au pouvoir de personne d’empêcher qu’un beau soir, à la suite d’un événement tout à fait imprévu, la nature nous joue le tour de s’abandonner à une sorte de jeu fantaisiste, et nous donne le spectacle de l’incohérence la plus complète et la plus irréductible à l’idée d’une loi quelconque; il ne resterait alors plus à la science que la ressource de se déclarer en faillite. Pour employer le langage de Kant, nous dorons qu’elle met le principe de causalité au nombre des catégories a priori sans lesquelles aucune connaissance n’est possible. Il s’ensuit alors nécessairement que l’essence des lois physiques n’est plus déterminable par le travail de la réflexion que ne peut l’être a priori le contenu des diverses lois physiques particulières. Pour cette détermination, il n’est qu’un seul moyen, se tourner vers la nature et l’interroger par les expériences les plus nombreuses et les plus diverses; comparer ensuite les résultats de ces expériences et les traduire en formules aussi simples et générales que possible, en un mot e servir de la méthode inductive.


 

 

Affirmé dogmatiquement par un empirisme qui s’enferre dans sa constatation, un fait s’inféode à des types de compréhension sans rapport avec la science actuelle. D’où des erreurs que la cité scientifique n’a pas de peine à juger. Qui a compris, par exemple, la théorie scientifique du point de rosée a conscience d’apporter une preuve définitive qui clôt l’ancienne controverse. La technique d’un hygromètre comme ceux de Daniell ou de Regnault - pour ne citer que des appareils connus au milieu du XIXe - donne une garantie d’objectivité moins facile à obtenir d’une simple observation “naturelle”. Une fois qu’on a reçu cette leçon d’objectivité, on ne peut guère commettre l’erreur d’un Renan qui croit pouvoir rectifier le sens commun en ces termes: «Le vulgaire aussi se figure que la rosée tombe du ciel et croit à peine le savant qui l’assure qu’elle sort des plantes.» Les deux affirmations sont également fausses; elles portent toutes deux la marque d’un empirisme sans organisation de lois. Si la rosée tombait du ciel ou si elle sortait des plantes, elle ne susciterait qu’une bien courte problématique. Le phénomène de la rosée est rationalisé par la loi fondamentale de l’hygrométrie liant la tension de vapeur à la température. Appuyé sur la rationalité d’une telle loi on peut, sans contestation possible, résoudre le problème de la rosée.

(…) Ainsi les faits s’enchaînent d’autant plus solidement qu’ils sont impliqués dans un réseau de raisons. C’est par l’enchaînement conçu rationnellement que les faits hétéroclites reçoivent leur statut de faits scientifiques. Que la Terre tourne, c’est là une idée avant d’être un fait. Ce fait n’a primitivement aucun trait empirique. Il faut le mettre à sa place dans un domaine rationnel d’idées pour oser l’affirmer. Il faut le comprendre pour l’appréhender. Si Foucault cherche, avec le pendule du Panthéon, une preuve terrestre de ce fait astronomique c’est parce qu’un long préambule de pensées scientifiques lui a donné l’idée de cette expérience. Et quand Poincaré dit que sur une terre couverte de nuages cachant les étoiles, les hommes auraient pu découvrir la rotation de la Terre par l’expérience de Foucault, il ne fait que donner un exemple de rationalisme récurrent répondant à la formule: on aurait pu, on aurait dû prévoir, ce qui revient à définir la pensée rationnelle comme une prescience.